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15 février 2017

Fetish, par Jean-Claude Boyrie

Déluge 15

Samantha Jackson (« Battling Sam »)

 

Fetish

 « Le fétichisme est généralement considéré comme appartenant à la sphère de la perversion…. Le fétichiste élit un objet (tel que gants, collants, bottines et chaussures), qui devient son unique objet sexuel. Il lui donne une valeur tout à fait exceptionnelle et, comme le dit Freud, « ce n'est pas sans raison que l'on compare ce substitut au fétiche dans lequel le sauvage voit son dieu incarné ».

Carnets2 psycho « Le fétichisme en psychanalyse. »

My God ! Pourquoi ce décorum ? Et que ce bâtiment Second Empire est affreusement ridicule et pompeux ! On dirait une réplique de l'Opéra. Décidément, le goût de l'appareil est un phénomène aussi « frenchy » que l'andouillette. Ici même, à Marseille, il m'a fallu déployer plus d'éloquence, accomplir plus de formalités, remplir plus de paperasse inutile pour obtenir une audience auprès du préfet de police, qu'à Londres, pour m'introduire à Buckingham Palace. Chez les mangeurs de grenouilles, on croit vivre en république et tout respire un parfum monarchique.

À Marseille, la police est omniprésente en raison des méfaits du grand banditisme, qui s'ajoutent à la menace djihadiste. Ici, les règlements de compte entre mauvais garçons sont quasi-quotidiens. Il font de nombreuses victimes, sans compter les « dommages collatéraux ». Charmant pays !

Facile à comprendre : une cohorte de vigiles surveille l'accès de la préfecture. Auprès de combien de fonctionnaires m'a-t-il fallu montrer patte blanche avant de pouvoir approcher le « Saint des saints», c'est-à-dire le bureau du préfet ? J'avais cru (naïve que je suis), que la présentation de ma carte d'avocate internationale serait de nature à écouter les formalités de contrôle. Eh bien non, j'avais tout faux, ce parchemin ne m'a pas servi ! J'ai dû comme tout le monde ouvrir mon porte-documents, vider mon sac à main, subir une fouille au corps… je ferais mieux de dire une humiliante palpation. Je présume que certains doivent s'y complaire. Comme on dit chez nous, curiosity killed the cat.

Tenez ! Le personnage considérable avec lequel j'ai rendez-vous aujourd'hui s'intitule : « Préfet adjoint au préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur chargé de la police et la sécurité ». D'accord, c'est un peu long, mais ça dit bien ce que ça veut dire. Alors, j'ai tenté de résumer. Mal m'en a pris.

Lorsque je me suis présentée auprès de l'assistante de M. Lionel Radeville en lui précisant que je souhaitais m'entretenir avec : « Monsieur le Préfet-adjoint », elle a levé les yeux au ciel :

« Vous n'y êtes pas, Miss, il vous faut énoncer son titre complet. Un préfet-adjoint, c'est juste une variété de Sous-préfets (sur quel ton méprisant elle prononce ces mots !). Monsieur Radeville étant Préfet à part entière, il convient de l'appeler : Préfet, virgule adjoint, etc... non Préfet tiret adjoint, ce qui reviendrait à le déclasser. Je vous préviens qu'il est fort sourcilleux sur l'article. »

Damned ! Still a subtleness of fucking french langage ! Ill' go bananas. Je vais piquer une crise. Pour ma part, je ne vois pas la différence entrele tiret et la virgule.

It's beyond me. Tout ça me dépasse, en fait, mais je fais comme si j'avais compris. I must to keep up appearences .

« Soit, fais-je. Mais pourquoi ne pas dire alors : Monsieur Radeville ?

- Parce que cela ne se fait pas. Donnez-lui simplement du : « Monsieur le Préfet », cela fera l'affaire, et n'imitez surtout pas l'olibrius qui l'a naguère affublé du titre de « préfet des Côtes-du Rhône ».

Pour l'instant, ce grand commis de l'État se trouve en rendez-vous. L'assistante me prévient que cela risque de durer un bon moment et m'invite à patienter dans l'antichambre.

Lasse de feuilleter des revues ineptes, je laisse mon regard flotter sur le mobilier de la pièce. Une chaise à dossier chantourné m'évoque vaguement le style « Regency ». Le cadre du miroir disposé derrière mêle subtilement sculpture et dorure. On trouve épars divers objets, qui me semblent sans rapport évident avec la fonction du lieu : cela va du service à fleurs (for tea time, of course), au flacon de Numéro cinq de Chanel, du stick de rouge à lèvres à la paire de besicles hors d'âge. Avec une broche en argent, une paire de bottines à lacets, ce bric-à-brac has had his day. Même, ilferait délicieusement vintage, s'il ne s'y ajoutaient des articles en cuir ou en latex qui n'avouent pas carrément leur usage.

Tout aussi curieuse est la mise de l'assistante. Elle porte un collant résille, des escarpins vernis taille 38. Cette fille est longue comme un jour de carême. Le tailleur gris souris qui la moule au plus près accentue encore sa maigreur. On la dirait chez nous « very very skinny », je pense qu'elle aurait aurait du succès comme mannequin. Sauf que je lui trouve un visage de fouine, et que cela ne m'incite guère à lier conversation.

Ce que je me force à faire pourtant, car on la dit influente auprès du préfet, en tout cas bien au courant des usages de la maison. Lorsqu'elle me demande l'objet de ma visite, je lui dis qu'il s'agit d'une intervention en faveur de réfugiés syriens.

Rien qu'à ce mot, l'assistante fait une moue dédaigneuse. Elle me lance tout de go :

« Vous savez, Miss, les migrants, on en voit beaucoup passer par les temps qui courent. Certains auraient même tendance à parler d'une invasion. De grâce, ne nous en amenez pas davantage ! Enfin, moi, je dis ça, j'ai rien dit ! » 

Elle se défend d'avoir quelque opinion sur la question (le déni de l'évidence)… À l'écouter, cette pseudo-Twiggy serait « just peanuts » à la préfecture. En général, ceux qui prétendent ça n'en croient pas un mot. Ils ne se prennent justement pas pour la moitié d'un.

Je tente de lui expliquer la différence entre migrants et réfugiés. Ceux dont je m'occupe ont obtenu le droit d'asile. Il me reste à faire l'essentiel : débloquer leur dossier. Je demande à mon interlocutrice comment présenter au mieux ma requête au préfet.

« Ben, fait-elle, il y a des jours « avec » et des jours « sans ». En fait, tout dépend comment il est luné.

- Mais aujourd'hui, plus précisément ?

- Pas de souci ! Jeune et jolie comme je vous vois, vous serez forcément bien reçue... à condition, bien sûr, d'être gentille avec lui.

- I don't understand… »

Je fais l'innocente. En réalité, j'ai bien compris, mais pas tout. La suite s'annonce édifiante.

«  Rassurez-vous, Miss, vu son âge avancé, Monsieur Radeville ne risque pas de vous faire grand mal. Seulement... (on peut bien se dire certaines choses entre femmes) il a une certaine tendance, ah comment dire ?... au fétichisme.

Elle inspecte avec dédain ma tenue de voyage : un pull à grosses mailles, débordant sur un kilt un peu défraîchi. Rien en tout cas de vraiment sexy. L'assistante murmure :

« Le préfet va vous faire asseoir juste en face de lui. Lorsque vous vous installerez, arrangez-vous pour que l'ourlet de votre jupe remonte largement au dessus du genou. Ça peut aider. »

Sur ces entrefaites, la porte du bureau préfectoral s'ouvre enfin. Après avoir reconduit, d'un geste majestueux, son visiteur précédent, the star of the show me fait signe d'entrer. Il m'adresse la parole d'un ton courtois, je dirais même affable, en prenant garde néanmoins de maintenir les distances.

He put on an act. J'ai le sentiment qu'il se donne à lui-même la comédie.

« Bienvenue à vous, Mrs. Jackson. Enchanté de faire votre connaissance. On m'a beaucoup parlé de vous. Je crois savoir que vous êtes ici de la part d'Amnesty International…

- Not exactly, Sir. Je suis de nationalité britannique, avocate de profession. Je travaille assez souvent pour le compte de l'organisation que vous dites, mais là, je viens vous voir de ma propre initiative… »

Je sens ce haut commis de l'État gonflé de sa propre importance. Il est vêtu d'un costume trois pièces en tweed, dont la coupe impeccable masque à grand peine une brioche naissante.

He is to big for his boots. Cet homme, la terre ne peut plus le porter. Il suit mon regard et se rengorge : « My tailor is rich ! »

J'ignore où il a pêché ça. Ce sont sans doute les seuls mots d'anglais qu'il connaît. L'essentiel est qu'il daigne enfin s'enquérir du sujet qui m'amène.

« Eh bien, je m'intéresse au sort d'un couple de Syriens que j'ai rencontrés au camp d'Idomeni. Vous avez certainement entendu parler de ce lieu qui se trouve à la frontière gréco-macédonienne.

- Oui, bien sûr. Les medias en ont beaucoup parlé. Peut-être même un peu trop, ce me semble, au regard de sujets d'actualité plus prégnants. »

Ne pourrait-il pas s'exprimer plus simplement ? Par exemple en avouant qu'il s'en bat les couilles.

I don't mince my words. Moi, je n'ai pas peur des mots.Si pour lui l'afflux des migrants, ce n'est pas un sujet brûlant, je me demande ce qu'il lui faut, à celui-là.

« Je me permets d'insister : il faut absolument que ce scandale soit dénoncé, Monsieur le Préfet ! Je détiens dans mon portfolio nombre de photos qui reflètent bien la situation. Si vous souhaitez les voir, elles vous donneront la mesure du drame humanitaire qui se joue là-bas. It's not an act of God (ce n'est pas franchement une catastrophe imprévisible).

- Ce ne sera pas nécessaire. Idomeni, pour nous, c'est loin [ enfin, pas tant que ça ! ], nous avons d'autres problèmes à résoudre ici. Mais n'oubliez pas que la France est le pays des Droits de l'Homme, une terre d'asile aussi [ ce n'est pas vraiment mon avis ]. Vous devez savoir que notre région accueille un contingent de réfugiés.

- Cool !On m'a parlé de trois cents demandeurs d'asile pour tout le pays….

- Le chiffre est exact, mais notez qu'il s'ajoute à celui des migrants venus de la jungle de Calais, récemment démantelée. Chaque département en a sa quote-part. »

Le calcul mental n'est pas mon fort, mais tout de même.... Sachant que la France compte une centaine de départements, trois cents divisés par cent, le compte est facile à faire et cela ne doit pas représenter un effort surhumain.

Je garde cette réflexion pour moi, je ne gagnerais rien à braquer mon interlocuteur, étant venue non pour polémiquer, mais pour plaider la cause de mes deux protégés. Je lui présente leur fiche d'identification établie en Grèce. Ils bénéficient d'ores et déjà du statut de demandeurs d'asile. Pour quelle raison, en pareil cas, n'ont-ils encore pu rejoindre Marseille, ou plutôt l'Estaque, où les attendent leurs futurs hôtes : Xavier et Ireni ?

Je vois aussitôt le préfet froncer le sourcil. Il décroche son téléphone, appelle l'idoine de son service en charge des immigrés. Quelques minutes plus tard, je vois rappliquer l'intéressé, chemise cartonnée sous le bras. Ce fonctionnaire empressé murmure quelques mots à l'oreille du préfet, qui se met en devoir de compulser devant moi les pièces du dossier.

« Merci, Duchemol. Tenez-vous à ma disposition le temps nécessaire. En attendant la fin de mon entretien avec cette lady, vous pouvez disposer…. »

Exit le rond-de-cuir. Suit ce commentaire à mon adresse :

« Hmmm, je vois ici la mention « très signalé ». Cette affaire s'avère plus délicate que je ne pensais.

- Serait-ce que les papiers de ces demandeurs d'asile ne sont pas en règle ?

- Nullement. De ce côté-là, tout est d'équerre, il ne saurait en être autrement, puisque ces deux-là font partie du contingent sélectionné. Le hic, voyez-vous, c'est que la famille d'accueil pressentie est actuellement sous le coup d'une procédure judiciaire... »

Cette information me fait l'effet d'un coup de tonnerre. Je ne connais que par ouï-dire les enfants respectifs de Phil et d'Alkistis. Eux ne m'ont parlé de leur couple qu'en bien. Lorsqu'ils leur ont proposé d'accueillir des réfugiés sous leur toit, ces jeunes, qui débutent dans la vie active et n'ont donc pas de gros moyens, n'ont pas une seconde hésité (on ne peut en dire autant de tout le monde en France, à ce que sais). Je demande au préfet ce qu'on peut bien avoir à leur reprocher.

« Eh bien, Mrs Jackson, le nommé Xavier Ducros est soupçonné de complicité dans une affaire de viol collectif et d'assassinat. Cela n'en fait pas pour autant un coupable, j'entends bien. Il bénéficie comme chacun de la présomption d'innocence. Je ne en dirai pas plus, car il convient de respecter le secret de l'enquête en cours. Quant à sa compagne, Ireni Cotsoyannis, une ex-junkie, elle a été naguère impliquée dans un trafic de drogue. Alors, vous comprenez, on n'est jamais assez prudent…

- Yes, I see…. Mais dans tout ça, que vont devenir Rachid et Zahra ?

- Ne vous inquiétez pas pour eux. Ils sont actuellement hébergés avec d'autres au centre de regroupement du « Levant des Boileaux » à Plan-de-Cuques. »

« Centre de regroupement », ce mot me rappelle quelque chose, et même il sonne fâcheusement à mes oreilles.

« Cela se trouve, précise mon interlocuteur, dans la banlieue de Marseille. Il y a là une aire d'accueil pour gens du voyage notoirement sous-occupée. Alors la Métropole en a profité pour installer les nouveaux venus. Pour répondre aux besoins des migrants, elle a même passé commande d'un stock d'Algecos spécialement conçus et aménagés à cette fin. »

Autant dire des baraques de chantiers. Certains ont dénoncé le marché juteux que représente pour les entreprises spécialisées le logement de ces infortunés. Après tout, why not ? Si cela peut contribuer à la relance l'économie en période de crise ...

« Bien sûr », conclut mon interlocuteur, « tout ceci s'entend à titre provisoire. »

Je fais comme si j'adhérais à son propos. I know to sit on the fence (je sais ménager la chèvre et le chou). D'ailleurs, à quoi bon réagir ? On acquiert vite au camp d'Idomeni le sens du « provisoire qui dure ».

Il désigne un tableau qui trône sur le mur en face de moi, c'est une composition consternante d'académisme. Comme croûte, on ne fait pas mieux.

« Vous vous intéressez à la peinture ?

I'm champing at the beat (là, je ronge mon frein). Lui me demande ça « just to clean the air », (pour détendre l'atmosphère). En fait, il trouve prétexte à pérorer sur son sujet de prédilection.

« Étant juriste de formation, j'avoue n'y rien connaître. 

- Eh bien, c'est dommage, car cette toile est la copie d'une fresque fin XIXème, conservée au Palais de Longchamp. J'aimerais tant vous mener à ce temple de l'Art, si vous en aviez le temps.... Il s'agit des noces de Gyptis et de Protis, une illustration de la tradition d'hospitalité qui prévaut ici depuis la plus haute antiquité. »

Le bon accueil à l'étranger... ça reste à voir. Mon interlocuteur, décidément très en verve, se réfère à la fondation mythique de Marseille par les colons phocéens, un histoire aussi populaire ici que celle de la sardine qui bouche le vieux Port.

Je regarde ma montre à la dérobée. Si ce crétin continue à gamberger, il va me faire manquer mon vol de retour par Ryanair. Que de temps perdu ! At the end of the day, à peine aurons-nous effleuré le sujet qui m'amène, à savoir le sort de Rachid et Zahra !

Le préfet devine ma pensée.

« Écoutez, Mrs. Jackson, j'ai quelque chose à vous proposer. Il se trouve que je dispose d'un peu de temps libre à l'heure du déjeuner, cela m'arrive si rarement ! (il pousse un soupir hypocrite). Me permettez-vous de vous inviter en tête-à-tête au Gyptis, au vallon des Auffes, vous connaissez ?

Le Gyptis, quelle coïncidence ! est un restaurant chic fréquenté par la jet set. Ce choix n'est pas anodin. C'est là qu'on déguste la meilleure bouillabaisse de Marseille.

Je pourrais me récrier, prétextant qu'il me faut impérativement rentrer ce soir à Londres. Mais ce serait là me résigner d'avance à l'échec de ma mission. L'objectif avant tout, I risk the lot ! Ce n'est pas pour rien qu'on me surnomme « Battling Sam ». J'ai quarante ans, on me dit pas trop mal fichue et je sais me conduire. Alors, je dis bêtement oui.

« Fine ! It's a charming idea, Sir !

- Après le repas, poursuit mon interlocuteur, mon chauffeur vous raccompagnera jusqu'à l'aéroport. À moins bien sûr, que vous ne souhaitiez rester un jour de plus parmi nous. Auquel cas, je vous hébergerai bien volontiers à la préfecture.»

Cet homme est trop bon, tant de galanterie me confond. I'm not holding my beast, je ne me berce pas d'illusions, il me doit me prendre pour une aventurière. Là, je le vois venir d'un bon mile….

« Eh bien non, Monsieur Radeville », me dis-je in petto, « vous m'avez conviée de façon fort civile, mais je ne mangerai pas de ce pain-là ».

No hard feelings ! Sans rancune aucune.

 

À suivre….

 

Illustration : David Gibson, Londres, 2006, « Mannequin »

Piste d'écriture : L'objet, sujet d'intrigue ou prétexte à rebondissements, son rôle caché.

 

 

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