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15 février 2017

T Rex, par Jean-Claude Boyrie

Déluge 14

 

Sophie

 « Le pervers narcissique utilise la manipulation. Il est brillant… repère tous nos besoins non satisfaits, nos rêves ; son discours est celui qu'on veut entendre.

Il agit comme une araignée qui tisse sa toile pour attirer sa proie, qui en devient dépendante ».

Véronique Kohn, psychothérapeute, in « La Gazette de Montpellier », n°1492.

 

 Finalement, j'ai décidé de ne rien dire à Chantal, pour ne pas la perturber davantage. Durant la cérémonie, elle s'est efforcée de rester digne. Elle jetait sur son entourage un regard absent, comme si le monde extérieur avait cessé de la concerner. Je ne suis pas vraiment sûre que ma présence et celle de Xavier aient été pour elle un réconfort. Jusqu'au dernier moment, mon fils hésitait même à venir, pensant qu'après ce qui s'est passé, la famille aurait pu juger sa présence déplacée. Il n'en est évidemment rien, j'ai moi-même insisté pour qu'il m'accompagne. Ireni s'est montrée de son côté compréhensive. Du coup, mon regard sur ma future belle-fille a changé. Dans l'épreuve, elle se révèle aussi forte que mon fils est fragile et je me demande s'il mérite vraiment la compagne qu'il a.

Je n'ai pas encore eu l'occasion de lui rapporter ce que j'ai appris à propos de Nathalie. Il faut absolument profiter du voyage-retour vers Marseille, de ce que nous sommes seuls en voiture tous les deux, pour le faire. Assurément, mes révélations lui seront pénibles, mais elles permettront, recoupées avec ce qu'il sait déjà, d'avancer vers la vérité.

J'hésite à lui révéler mes sources. Ben oui, je me suis rendue à Let's dance et au Kama-Soutra. C'est un lieu de perdition, mais je n'en rougis pas. Je suis adulte, libre, et sais ce que je fais.

Pour l'instant, j'aperçois Xa dans mon rétro, pelotonné sur la banquette arrière de la Twingo. Mon fils doit se croire sur le divan du psychanalyste. À moins qu'il ne retrouve ainsi la position foetale : le cordon qui le relie à moi n'est pas vraiment coupé. Je songe en ce moment que si mon utérus était plus vaste et Xavier plus petit (on peut tout faire avec des si), mon rejeton reviendrait sans peine à « l'origine du monde ». Entendez par là la place qu'il occupait dans mon ventre avant la naissance, un nid douillet que ce garnement n'aurait jamais dû quitter !

Là, carrément, j'exagère. Le problème avec les enfants, c'est que, lorsqu'ils sont petits, on voudrait qu'ils soient déjà grands et quand ils sont devenus grands, on les voit encore petits (*). Je sais bien que mon fils est un jeune adulte. En lisant tout-à-l'heure son poème, il a manifesté sa maturité. Pour un scientifique, il a retrouvé la veine littéraire de Phil. Je sais aussi combien Xavier aimait Nath', ou plutôt l'image d'elle qu'il portait en lui. Même à présent ternie. Au fond, je suis un peu déçue. Je comptais me laisser aller avec lui, le retrouver. Le trajet n'est pas bien long, il est impensable qu'il le fasse en chien de fusil derrière moi ! Cela me donnerait trop l'impression de faire taxi, pourquoi pas tant qu'on y est, jouer au chauffeur de ministre ? Ou à l'ambulancière.

Qui plus est, la ceinture de sécurité de Xa n'est pas correctement bouclée. S'il nous arrivait un accident ? Si nous croisions des gendarmes en route ? Je risque d'être verbalisée pour transport inapproprié de mon passager. Cela peut faire combien de points en moins sur mon permis ?

Je démarre. En une vingtaine de minutes, nous voici parvenus au péage d'Arles. Bonne occasion pour nous de changer de position. J'invite alors Xavier à me rejoindre à l'avant :

« Passe à côté de moi, mon chéri, nous avons à parler sérieusement.

- Hmmm… »

L'intéressé fait une moue dubitative et tarde à s'exécuter. J'insiste, précise ainsi mon attente :

« C'est juste pour échanger nos points de vue sur ce qui est arrivé à Nathalie.

- Ça, M'man, j'avais deviné.

- T Rex. Ce nom te dit quelque chose ?

Il sursaute :

« Qui t'a parlé de ça ?

- Quelqu'un que tu ne connais pas, un courtier en assurances. Si tu veux absolument tout savoir, je l'ai rencontré dans un sauna, qui se situe impasse du Bas-Paradis prolongée, entre le « Keep cool » et Let's dance, l'ancien club de claquettes de Nath'. T Rex serait le patron de tout ça. Mon contact m'a dit qu'il fait travailler des filles du club comme « hôtesses ». Nathalie aurait été, paraît-il, du nombre. Si c'est vrai, le cycle est bouclé. 

- Tu veux dire que Nath' aurait trempé là-dedans ?

- Elle ne t'a rien dit de tout ça, Xa ? Tu es sûr ? 

- Elle aurait dû ? Nath' était si secrète ! »

Là, je sens qu'il se trouble. Il m'avoue qu'en fait, il était plus ou moins au courant :

« Pour y comprendre quelque chose, M'man, faut avoir vu le dernier message de Nath'. Je le garde en mémoire sur mon Smartphone. Il tient en quatre lettres, T Rex. Le signe de ralliement d'un réseau mafieux.… Drogue, prostitution, tout le tremblement. Nath' m'a confié la peur qu'elle en avait. C'est risqué, ce que je vais dire... mais j'ai comme l'intuition que son message était un appel au secours, qu'il contient une piste en direction de l'assassin.

- Tu n'en as pas parlé à la police ?

- Bien sûr que si ! Nathalie était sous l'influence d'un mystérieux personnage, ilreste à savoir qui c'est. L'inspectrice qui m'interrogeait m'a parlé d'un pervers narcissique, un dangereux prédateur, qui serait actuellement pisté par la Crime, mais demeure insaisissable. »

Il s'interrompt un instant, sous le coup de l'émotion. Xavier semble étonné que j'aie pu seule remonter la piste, alors que c'est le boulot des policiers. Il me demande, d'un ton faussement ingénu (comme s'il n'était pas au courant de mes extravagances en tout genre) :

- Au fait toi, M'man, qu'allais tu faire au Kama-soutra ? »

Je m'attends à ce qu'il ajoute « À ton âge, eh bien, c'est du propre ! ». En tout cas, il doit le penser. Je n'ai jamais fait grand cas du respect filial, s'il n'est qu'une posture. Alors je détourne la question, m'en sors par une pirouette.

«  Ça ne regarde que moi, mon poussin, mais tu vois que c'est pour la bonne cause. »

Au niveau de la bifurcation vers Raphèle-Moulès, Xavier me voit avec stupeur quitter la voie rapide.

« Tu ne prends pas l'autoroute vers Salon ?

- Non, je préfère l'itinéraire côtier par Martigues. »

C'est celui que j'empruntais jadis, avant la création de l'A54, en venant de Lunel, pour rejoindre Phil. Fa tems !

Il ronchonne :

«  C'est bien trop long pour moi. J'avais justement l'intention, s'il n'est pas trop tard, de faire un tour à mon bureau. 

- Arrête un peu ! Demain est un autre jour, tu seras frais et dispos pour travailler. Ce soir, je te déconseille d'en faire plus, mon chaton, t'es vraiment pas dans ton assiette. Ce trajet nous laisse un peu de temps pour discuter. Tu sais quoi ? Je vais te laisser au passage au Centre phocéen d'Addictologie. Ireni doit s'y trouver encore à cette heure-ci. Ce serait une bonne surprise pour elle si tu lui faisais un petit coucou ! »

Dire que c'est moi qui dois lui suggérer ça ! Tandis que se déroule sous nos yeux le morne paysage de la Crau, mon fils se laisse aller à plus de confidences. Ce fameux 17 octobre, Nathalie était, me dit-il, affreusement dépressive. Il me me parle même d'une « possible tendance suicidaire » et se reproche encore de n'avoir pas alors trouvé les « mots qu'il fallait ».

Je l'enjoins de ne pas se culpabiliser. Ce qu'il aurait pu dire ou faire ce soir-là n'aurait pas changé grand-chose. Il reste que le lendemain même, Nathalie a été violée et qu'elle a trouvé la mort. Peut-être bien qu'elle l'a un peu cherché. Son curieux comportement suffit-il à expliquer le drame qui s'est produit ?

Nous arrivons à Port-de-Bouc. J'avise un parking en bord de route. J'en profite pour garer mon véhicule et demande à Xavier d'afficher sur son écran le dernier message de Nath '. J'aimerais tant savoir à quoi ressemble ce T Rex. Il y consent avec réticence.

L'image qui se révèle à mes yeux n'est qu'un gribouillage. Il n'y a rien là de franchement terrifiant, cela relève du « Street art ». J'ai l'impression d'un tag récupéré. La mémoire me revient, j'ai vu ça sur un transformateur à l'angle de la rue du Rouet. On peut y voir un extraterrestre en quelque sorte, un E.T. râblé, d'allure un peu foutraque, tatoué, slip poutr'app, du biscotto, des poils partout. Bref, on est en plein dans l'imagerie macho. Le fauteur de trouble, celui par qui le scandale arrive, ce pervers narcissique serait donc ce petit bonhomme tout en rondeurs ? J'ai peine à le croire.

À suivre…

 

(*) Marcello Mastroianni dans le rôle de Matteo Scurro, « Ils vont tous bien », film italien de Giuseppe Tornatore (1990).

 

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