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1 mars 2017

Animal sauvage, par Jean-Claude Boyrie

Déluge 16

 

Patricia Favier.

 

Animal sauvage.

 « Non, ce ne sont point là les lois que les dieux ont fixées aux hommes. Je ne pensais pas que tes interdits fussent assez forts pour permettre à un mortel de transgresser d'autres lois, les lois non écrites, inébranlables, des dieux. Celles-là ne datent ni d'aujourd'hui, ni d'hier. »

Sophocle, Antigone.

 Avant de partir, à potron-minet, nous avons été dûment briefés par le Commissaire principal : « Faites votre taf et rien de plus. Pas de vagues, c'est la consigne formelle du préfet ! »

 « O.K., boss. Message reçu cinq sur cinq ! »

 Je m'attends à un travail de routine. A priori, pas de risque de bavure. Enfin, on dit toujours ça….

 Quand Marcel et moi nous pointons au Centre, avec en poche un mandat de perquisition, nous nous sentons un peu gênés aux entournures. À l'accueil, nous justifions de notre qualité de policiers, tout en évitant le trop classique et théâtral : « Police ! Ouvrez ! ». Quand les cognes cognent à la porte (ne serait-ce que pour justifier leur surnom), ils ne s'attendent pas à être reçus les bras ouverts.

 Ici, c'est bien une porte ouverte que nous enfonçons. Les locaux du Centre phocéen d'addictologie un organisme sans but lucratif, sont accessibles à tous. Qui plus est, nous opérons dans le cadre des heures ouvrables.

 Pourtant, comme d'hab, notre irruption jette un froid. Je sens dans les regards une hostilité contenue. Au moins, là c'est clair : on n'a pas envie de nous voir. On ne trouve au Centre que des bénévoles. Personne ici, du moins je présume, n'a rien à se reprocher.

  Tout le monde, à tort ou à raison, redoute les brutalités policières. Cela peut arriver. Nous savons gérer ça. Quand les clients font de la résistance, il faut bien exhiber ses biscoteaux. S'ils se montrent soumis - quelque chose me dit que ce sera le cas - les choses peuvent se passer tout-à-fait gentiment. Reste, on n'y peut rien faire, qu'une perqui, c'est incroyablement traumatisant pour ceux qui la subissent. On vide les tiroirs, les étagères, on tripatouille dans les classeurs, on explore la mémoire des ordis. Les keufs ne sont pas censés reclasser les documents qu'ils ont dispersés, à condition, la restriction est importante, de respecter le personnel. Alors, nous faisons de notre mieux pour ne pas trop mettre le bazar, évitons de nous casser ensuite, en laissant tout sur le parquet. Après notre passage, il faudra bien que quelqu'un range.

Lorsque nous demandons le directeur, ou tout au moins un responsable, la réceptionniste ouvre des yeux ronds :

 « Qu'entendez-vous par responsable ? Ici, nous sommes tous en autogestion….

 - Il y a bien un chef, enfin, quelque part quelqu'un qui donne des ordres.

 - Oui sans doute... enfin non, je ne vois pas trop bien ce que vous voulez dire… »

 On est dans le flou le plus total. Chef ? Directeur ? Responsable ? Là, j'ai dû dire un gros mot, qui blesse les oreilles des gens. Leur vocabulaire à eux m'est tout aussi étranger. Il faut savoir que le terme « autogestion » ne fait pas partie du dictionnaire poulaga.

 Suffit pour ce sujet, on ne va pas passer la journée à débattre de vocabulaire !

 Je parlemente. Au final, c'est le médecin du Centre, une certaine Myriam, qui nous reçoit.

 Elle réagit très mal à l'énoncé de notre mission.

- Perqui ? Pourquoi ?

- Un viol en bande organisée a été commis à Marseille, avec ou sans intention de donner la mort, on ne sait pas. Ce dont par contre, on est sûr, c'est que certains membres du groupe, identifiés par notre brigade, sont suivis à votre Centre d'Addictologie. On a besoin de vérifier ça dans vos fichiers.

- Fouiller dans nos fichiers ? Vous n'y pensez pas ! Ils sont couverts par le secret médical ! Nous sommes là pour aider nos patients, pas pour les dénoncer. Cela reviendrait à rompre le lien de confiance qui nous unit à eux.

- Désolée, il nous faut faire notre travail. Nous agissons conformément aux instructions du Parquet.

 - Et si je refuse de vous communiquer les informations que je détiens ?

 - C'est la loi. Vous n'avez pas le choix. »

 J'invite mon interlocutrice à rassembler l'ensemble des personnes présentes au Centre, et nous leur exposons le déroulement des opérations. Celles-ci devront se dérouler dans le calme.

 Chacun est prié de regagner son poste de travail, de s'abstenir d'échanger quelque information que ce soit avec ses voisins, de répondre à nos questions et se plier à toute instruction de notre part.

 Tiens ! La fille en robe noire assise là-bas, l'air renfermé, qui ne dit rien (1), je la reconnais immédiatement. C'est Ireni Cotsoyannis, la jeune Grecque que j'ai interrogée l'autre jour à l'Estaque. On dirait un animal sauvage, un petit cheval rétif qui se cabre quand on cherche à le dresser. Cette fille au moins sait ce qu'elle veut, et va jusqu'au bout de son vouloir. Elle n'a pas peur de moi, je la vois qui me défie du regard. Elle aurait pourtant intérêt à se tenir à carreau, vu son passé de junky, que je connais. T'inquiète, ma belle, on saura te mâter.

 Au final, les opérations se déroulent plus rapidement que prévu. De manière générale, les infos ne sont guère cryptées. Le plus souvent, ce sont les noms même des agents qui font fonction de mot de passe, autant dire que leurs fichiers sont mal protégés.

 En fait, le Centre n'a pas grand-chose à cacher. Aucune information de nature compromettante ne se cache dans les disques durs. Nous récupérons au hasard quelques clés U.S.B.

 Allons-nous pour autant repartir bredouilles ?

 Soudain, Marcel pousse un cri de triomphe.

 « Ça y est, Pat', je l'ai détronché !

 - Détronché qui ?

 - Loko !

 Ce pseudo, tout le monde à la Crime le connaît. Youssef ben Romdane, alias Loko, c'est le meneur de la bande. C'est lui que nous soupçonnons d'avoir tout manigancé. Père : capverdien. Mère : portugaise. À l'origine, un petit loubard comme tant d'autres, l'enfant des « quartiers » de Marseille, aujourd'hui l'homme de tous les trafics : came, armes, sexe, deux ou trois braquages à son actif, j'en passe. Une étrange spécialité : le tournage en direct de vidéos trash. Marcel en a dégotté quelques unes, des ignominies à vous retourner le coeur. Il me dit que cela se vend très cher dans les circuits spécialisés. Nous filons ce Loko depuis des semaines, sans avoir encore pu le loger.

Au Centre, comme par hasard, c'est sur l'ordinateur d'Ireni que nous l'avons retrouvé. Quand je lui demande de s'expliquer, elle oppose à mes questions un silence obstiné. J'ai l'impression que son regard est tourné vers l'intérieur, un espace qui n'appartient qu'à elle, invisible aux yeux d'autrui.

 Pour un coup, trop c'est trop. La Grecque va devoir me répondre, sinon je lui ferai passer la nuit bien au chaud, rue Becker.

 « Vas-y mollo, tout de même, elle est en cloque », me souffle mon compagnon.

 Oui, c'est vrai, j'oubliais. J'avais au mois d'octobre remarqué sa discrète protubérance, laquelle a bien enflé depuis. Là, j'ai parlé trop vite, et sous le coup de l'énervement. Cette fille n'a rien fait de répréhensible et rien ne peut justifier sa garde à vue. En fait, j'éprouve même pour elle une certaine empathie. En tant que policière, il m'est arrivé de mener une traque avec un bébé dans le ventre et croyez-moi, dans ces conditions-là, faire son boulot n'est pas jouissif.

 J'entends derrière moi la voix de Myriam, la doctoresse. Elle cherche à calmer le jeu. Bonne occasion de constater à quel point ces filles peuvent se tenir les coudes.

 « Vous avez trouvé ce que vous cherchez ? »

- Oui. Du moins, en partie.

-  Donc, si je comprends bien, vous en avez terminé chez nous ?

 - Tout au contraire, Docteur, les choses ne font que commencer. Nous avons encore quelques points à élucider, certaines questions à poser. Notamment à Melle. Cotsoyannis.

 Notre interlocutrice hausse le ton, preuve qu'elle n'est pas née de la dernière pluie.

 « Je vous préviens, nous connaissons nos droits. Personne ici n'est tenu de répondre à vos questions. Si vous voulez procéder à un interrogatoire en règles, nous demanderons qu'il ait lieu en présence de l'avocat de l'association. »

 Voilà qui est clair et net. Allons à l'essentiel. Mon compagnon déballe un trombinoscope improvisé, mélange de vues prises au téléobjectif par des keufs en patrouille et de selfies récupérées sur le net. Dieu sait, me dit Marcel, qu'il en circule beaucoup. Malheureusement, ces malfrats sont cagoulés, ce qui ne facilite pas leur identification. Dans la bande, on trouve des minots de Marseille, des gosses, quoi. Je me demande quel rôle ils ont joué dans l'affaire qui nous occupe. En ce qui concerne les plus de dix huit ans, dont le fameux Loko, ceux-là risquent ni plus ni moins que la Cour d'Assises. Nous demandons à Myriam :

« Parmi tous ces visages, est-ce que certains vous disent quelque chose ?

 - Peut-être, enfin oui, je pense.

 - Vous « pensez », ou vous êtes sûre ?

- On n'est jamais sûr de rien, je ne suis pas là pour jouer les balances. Encore une fois, ce Centre est est fait pour aider qui en a besoin. Nous ne demandons pas à ceux qui viennent nous voir qui ils sont, ni d'où ils viennent. Moins ce qu'ils ont fait, font, ou veulent faire de leur vie. »

 Ireni, de son côté, semble enfin vouloir sortir de son mutisme. Une vraie tête de mule, celle-là. Quand je lui rappelle que celles et ceux qui s'installent dans notre pays sont tenus d'en observer les lois (c'est plutôt élémentaire, non ?), sa réaction me paraît pour le moins stupéfiante :

 « J'ai le plus grand respect des lois de la République, Madame. Il est cependant d'autre lois qui les surpassent toutes, ce sont celles que nous dicte notre conscience. »

  À suivre...

  Illustration : « Animal terrestre », performance Butô de Mâ Thévenin

 (1) Inspiré de Jean Anouilh, Antigone, Prologue.

 

 

I

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