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19 novembre 2017

Derrière la porte, par Sylvie Albert

Piste d’écriture : À partir d’une photo de Ralph Gibson. Travailler l’idée de seuil.

Derrière la porte

      Ce matin la porte au fond du couloir est ouverte. Ou plutôt entr’ouverte. Il y a de la lumière sur le sol et le long du mur. Je reste immobile sur le seuil de la cuisine, moi qui ai toujours cru que cette porte cachait un cagibi sombre plein de bêtes à cornes effrayantes. Je ne sais pas pourquoi cette idée m’est venue. Peut-être à force d’entendre Papa dire à Maman : « Ne va pas dans la pièce du fond, tu sais que ça te donne le cafard ». En tous les cas, moi je n’ai jamais essayé d’y aller. D’ailleurs je ne m’avance jamais dans le couloir, trop triste, je préfère la luminosité de la chambre que je partage avec Sonia, ou celle de la grande pièce avec son canapé moelleux, ou encore la belle cuisine pleine de coins et de recoins dans lesquels on peut se cacher. Ce couloir me fait peur, alors je fais comme s’il n’existait pas. Et ça marche. En général.

Mais ce matin, la lumière inhabituelle provenant de cette partie de la maison m’a surprise, et je fixe depuis plusieurs minutes la porte du fond. Que se passe-t-il ? Peut-être que les bêtes à cornes ont à faire ailleurs en ce matin d’Halloween. Elles sont parties faire peur à d’autres enfants. C’est bon pour moi, je suis d’accord pour partager ! Ou alors peut-être que Maria y a finalement été faire le ménage, malgré l’interdiction de nos parents. Et quand Maria passe quelque part, il ne reste plus un grain de poussière ni une miette de quoi que ce soit ! Je la crois capable de tout nettoyer, et même de transformer le noir en lumière, à force de frotter avec son éponge à récurer. Des fois, je me demande même si Maria n’est pas une sorte de robot dont le prolongement du bras est une éponge, ou alors je l’imagine couchée dans son lit avec son éponge sur l’oreiller à côté d’elle.

        Il n’y a pas un bruit dans la maison. Je me suis levée pour boire du lait, mais Sonia dort encore. Maria, je m’en souviens maintenant, est partie pour la semaine, elle souhaitait voir sa petite-fille qui vient de naître. La porte de la chambre de Maman et Papa est fermée. Oups, je vois une main qui attrape la poignée de la porte du fond, mais à contrejour je ne peux pas voir qui c’est. Puis la porte s’ouvre en grand, Papa sort en criant vers l’intérieur de la pièce :

- Je t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée ! 

En fait il ne crie pas, il chuchote, mais tellement violemment que j’ai l’impression qu’il crie. Je suppose qu’il s’adresse à Maman à l’intérieur. Papa reste face à la pièce, toujours dos à moi, et ajoute :

- Tu devrais nous laisser, Maria et moi, vider cette chambre une bonne fois pour toutes, ce n’est pas sain pour toi de conserver tout ça, regarde dans quel état ça te met. 

Puis il ferme la porte et se retourne. Il me fait peur. Son visage est tout à l’envers, et il rentre sa tête dans les épaules. Je l’ai déjà vu une fois comme ça, c’est quand Mamie est partie à l’hôpital et que je ne l’ai plus revue. Il me voit et tente de sourire.

- Qu’est-ce que tu fais là, ma puce ? Il est encore tôt !

- Papa, qu’est-ce qui se passe, pourquoi t’es en colère, pourquoi y’a de la lumière là-bas ?

- Ne t’inquiète pas, c’est une histoire entre Maman et moi. Quelque chose qui s’est passé il y a longtemps, quand Sonia et toi n’étiez pas encore nées.

- Y’a pas des bêtes dans la pièce ?

- Mais non ! Seulement un fantôme, dit-il avec un drôle de regard fixé au-dessus de ma tête. Non, non ma chérie, excuse-moi, reprend-il en me serrant dans ses bras alors que je commence à pleurer, c’est une très mauvais blague. Non, vraiment, il n’y a rien qui puisse te faire peur. Bientôt tu pourras y aller. D’ailleurs je voudrais que cela devienne ta chambre, ou celle de Sonia, car vous êtes grandes maintenant et ce serait mieux que vous ayez chacune votre chambre.

- Moi je veux pas y aller !

Je ne sais pas ce qui m’effraie le plus, de cette histoire de fantôme ou de l’idée de me séparer de ma sœur…

- Ne t’inquiète pas. On verra plus tard. Aujourd’hui, il faut laisser Maman tranquille, mais si tu veux, à Noël on ira la voir tous ensemble et on choisira les couleurs pour la repeindre. Peut-être qu’on achètera un grand lit. On pourra même y afficher les bons points que la maîtresse vous a distribués, et ton diplôme de judo !

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     Je ne sais pas quoi dire. Alors je me pelotonne dans les bras de Papa. Je ne comprends pas toujours ce qui se passe avec les grands. Maman est triste parfois. Quand Papy parle de Frank, tout le monde le fait taire. Papa part souvent en voyage. Pour le travail, il dit. Mamie ne revient plus. C’est compliqué, tout ça !

Mais peut-être qu’une fois qu’on aura passé, Sonia et moi, le seuil de la porte de la pièce au bout du couloir sombre, alors tout ira mieux ?

 

Sylvie Albert, octobre 2017

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