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9 juin 2019

Quand j'ai eu 10 ans, par sylvie Albert

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Piste d’écriture : imaginer une histoire en s’inspirant de la première phrase du roman de Michael Ondaatje « Ombres sur la Tamise », qui est celle-ci : « En 1945, nos parents partirent en nous laissant aux soins de deux hommes qui étaient peut-être des criminels ».

Quand j’ai eu 10 ans…

Quand j’ai eu 10 ans, nos parents partirent en nous laissant aux soins de deux femmes qui n’étaient pas exactement celles que tout le monde pensait qu’elles étaient. Il ne nous a pas fallu longtemps, à Laura et à moi, pour découvrir cette discordance, mais nous avons compris d’instinct qu’il serait plus pertinent de nous taire. Personne n’avait besoin de savoir… Après tout, nos parents nous avaient abandonnés, alors il nous fallait nous recréer une famille.

« Abandonnés », ce n’est certes pas le terme qu’ils auraient employé, ni même le reflet de la réalité telle qu’elle est apparue quelques années plus tard. Mais c’est ce que nous avons ressenti : des parents qui sont partis de nuit comme des voleurs pour se cacher pendant deux-trois semaines et ne sont revenus que trois ans plus tard, étrangement amaigris et des prétextes décevants comme seules excuses, c’était ce que des enfants de notre âge pouvaient sans hésiter appeler des « abandonneurs ».

            Je disais donc qu’il nous fallait une nouvelle famille. Quand les sœurs Dupin, qui habitaient l’étage au-dessus, nous ont pris sous leur aile et nous ont offert ce que nous n’avions plus à la maison, à savoir deux repas chauds par jour, une chambre immense et des caresses et histoires avant de dormir, nous les avons adoptées d’un « commun accord tacite », comme toutes nos décisions à cette époque. Nous ne sommes pas jumeaux – même si soi-disant « faux » – pour rien… C’était Lucille, toute douce avec de grands yeux candides, que nous préférions. C’est elle qui a entendu tous nos petits malheurs, qui nous consolait et épongeait nos larmes lorsque le manque de nos parents débordait. Les premières semaines surtout, car ensuite, nous nous sommes forgé une carapace et sommes devenus moins sensibles. Marthe, elle, était plus rude de caractère, mais tout aussi bien disposée à notre égard. Elle passait son temps dans la cuisine et nous réservait ses merveilles sucrées pour le goûter. Ah, je me souviens de ce temps où nous faisions la course avec Laura pour rentrer le plus vite possible à la maison – oui, nous disions « à la maison », après tout il n’y avait qu’un étage d’écart avec notre ancien logement – afin de découvrir quelle surprise Marthe nous avait confectionnée… Et je me souviens également combien les chagrins passaient plus vite grâce à la magie d’un gâteau au chocolat et des mains de Lucille dans nos cheveux… Ayant grandi dans une famille plutôt stricte dans laquelle les démonstrations d’affection étaient rares, plonger dans le monde de Lucille et Marthe était tout bonnement un enchantement pour nous. Alors, au regard de cette complicité, de ce bien-être de tous les instants, qu’aurait pu nous importer le fait que les deux femmes partageaient la même chambre, le même lit, que les caresses et baisers de Lucille s’étendaient parfois à la bouche et au visage de Marthe ?

C’est au bout de quelques mois que nous avons commencé à surprendre des conversations entre adultes, des allusions au fait que personne ne connaissait la parentèle des sœurs Dupin, qu’elles n’étaient même sûrement pas sœurs, que ce n’était peut-être pas une bonne idée qu’elles s’occupent des mômes Granier, car elles risquaient d’avoir une mauvaise influence sur eux… Mais Laura et moi avons fait comme si de rien n’était. Au fond de nous, nous savions que notre nouvelle famille n’était pas « traditionnelle », mais elle nous convenait ainsi.

            Quand j’ai eu 13 ans, nos parents sont revenus. Et cela a été au tour de Lucille et Marthe de nous abandonner. Les rumeurs et insinuations des habitants du quartier étant devenues trop lourdes, elles sont parties s’installer à la campagne. Heureusement, nous avons pu les y rejoindre pendant les mois d’été au cours des années suivantes – que de beaux moments à nouveau ! La réadaptation à notre famille « de sang » se fit progressivement. Ils avaient changé (nous n’en apprîmes que bien plus tard la triste raison), et nous étions nous-mêmes différents. Nos deux mondes se sont peu à peu rapprochés, sans toutefois glisser vers des épanchements pour nous inhabituels. Les années passant, nous faisons montre d’une entente tout à fait satisfaisante, si j’en crois ce qui se passe dans les autres familles de mon entourage.

Aujourd’hui, Laura a une petite fille, qui s’appelle Lucille. Pour ma part, je suis heureux en couple… avec un autre homme, et alors ?

 

Sylvie Albert, mai 2019

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