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28 mars 2020

Le parfum du souvenir, par Florie

Piste d'écriture: parfums, sensations, sentiments

florie serrure               Il fait un temps radieux, en ce jour de juin, tandis que nous nous engageons dans une petite rue ombragée bordée de vieux immeubles. Il est difficile de croire que ce petit coin tranquille se cache quelque part en plein cœur de Toulouse. Les bâtiments sont un peu anciens, mais l’ensemble a un certain cachet. Je jette un regard à Martin et il me répond d’un sourire. Lui aussi semble plutôt optimiste quant à notre prochaine visite.

Il faut dire que cela fait une semaine que nous visitons des appartements à la recherche de celui qui fera battre notre cœur un peu plus vite, celui qui, dès le premier regard, nous fera nous sentir chez nous, celui qui, comme une évidence, m’apparaîtra comme le lieu où je verrai grandir cette petite vie qui sommeille encore au creux de mon ventre. Douze visites déjà, nous en sommes à douze logis sans charme, avec leurs avantages bien sûr, et leurs inconvénients aussi, que nous pesons soigneusement chaque soir, inscrivons dans un tableau pour évaluer le meilleur choix. Celui du quartier des Minimes se distingue un peu des autres : il est au rez-de-chaussée et nous aimons bien son petit jardin privatif, pas trop difficile à entretenir mais suffisamment grand pour que notre futur enfant puisse s’y amuser à loisir, ses chambres spacieuses ou encore sa grande mezzanine au-dessus du salon.

Mais ce coup de foudre que j’espère, que mon mari attend lui aussi je le sais, il n’est toujours pas venu.

 

            Quand l’agent immobilier ouvre un petit portail en fer forgé sur une cour charmante, encadrée de bordures fleurie et protégée par le feuillage d’un grand arbre planté en son centre, mon optimisme croît encore un peu. La façade du petit immeuble de trois étages, un peu patinée par le temps, les grandes fenêtres, tout me fait une impression plus que favorable. Je le sens courir dans mon dos, ce frisson d’excitation qui me dit que le coup de foudre est tout proche.

Nous entrons, montons l’escalier jusqu’au premier étage. Il y a de jolies boiseries aux murs, tout est propre et bien entretenu ; le frisson s’accentue.

Une fois sur le palier, l’agent immobilier ouvre la porte et Martin, toujours galant, me laisse passer la première.

Je fais quelques pas qui résonnent trop fort dans la grande pièce principale privée de meubles ; je sens mon cœur battre, car tout se joue ici. Si l’intérieur n’est pas à la hauteur, la désillusion sera grande.

Mais c’est à peine si je remarque la grande baie vitrée ouvrant sur un immense balcon inondé de soleil, la grande salle à manger lumineuse, la belle cheminée, les murs clairs, le magnifique parquet, la cuisine américaine spacieuse et merveilleusement agencée. Car je viens d’être frappée par l’odeur.

 

            Mon mari et moi nous entendons assez bien sur nos critères de choix en matière de logement. Nous sommes attentifs à la luminosité, à la taille des pièces, à l’état général, à ce qu’il y ait assez d’espaces de rangement, de plans de travail dans la cuisine, à ce que la salle de bains soit fonctionnelle, à l’isolation, au moyen de chauffage… Il n’y a qu’un critère, le premier que je remarque en entrant dans un nouvel appartement, dont Martin ignore tout : il s’agit de l’odeur. Je crois que je n’en parle pas parce que j’ai peur qu’il me trouve idiote, ou qu’il ne me comprenne pas. Martin a beau être gentil, serviable, amoureux, intelligent, cultivé, je suis convaincue que s’il savait que la première chose à laquelle je prête attention dans un nouveau lieu, une chose qui peut me le faire détester alors que tout y est charmant, c’est son odeur, cela le ferait juste rire.

Pourtant, tous les appartements, toutes les maisons ont une odeur. Bien sûr, cette odeur peut évoluer, en fonction des meubles qui y sont installés, des personnes qui y vivent, des habitudes alimentaires ou cosmétiques, mais un fond de cette odeur primitive propre à chaque lieu, mélange de ce avec quoi il a été fabriqué, peint, de ce qu’y a apporté chaque nouvel habitant, subsiste toujours et on ne peut jamais s’en débarrasser. Cette odeur fait partie de l’identité d’un lieu et si on n’aime pas cette odeur, on ne peut profondément aimer ce lieu.

Dans notre recherche de logement, j’ai appris à classer les odeurs dans de grandes catégories : odeur de vieux, odeur de neuf, odeur de renfermé (celle-là est plus facile à faire partir, même si elle peut s’avérer persistante), odeur de propre (celle-ci peut être très variable en fonction des lieux, mais elle me séduit toujours), odeur de sale…

 

            Ici pourtant, dans ce bel appartement du vieux Toulouse à deux pas de la Garonne, je suis incapable de classer ce que je sens dans aucune de mes catégories. Pendant un moment, je me retrouve incapable, même, de formuler en pensées cohérentes ce que je sens.

Sitôt que mon nez est assailli, mon cœur fait un bond dans ma poitrine. C’est comme s’il reconnaissait cet effluve, comme si celui-ci lui commandait, brusquement, dans quelles dispositions il doit se mettre. Et ces dispositions ne sont pas bonnes. Ma gorge se serre, des larmes me montent aux yeux et mon cœur s’emplit d’un indicible désarroi. Je me sens oppressée, angoissée, perdue, terrifiée.

J’en appelle à toute la puissance de ma raison : enfin, voyons ! Je suis avec l’homme que j’aime, nous cherchons à acheter plus grand parce que nous allons devenir parents, c’est l’été et il fait beau, tout va merveilleusement bien !

Je parviens un instant à me rassurer, mais la nature est ainsi faite qu’il est impossible de ne pas respirer et qu’il est impossible, en respirant, de ne pas sentir les odeurs.

Je prends une nouvelle inspiration, toute petite, mesurée, et aussitôt, l’émotion revient, terrible, poignante. J’ai peur, je suis profondément malheureuse, j’ai froid…

 

            Je suis là, plantée à quelques pas de la porte d’entrée, pétrifiée. Martin, qui pense que je suis concentrée, en plein examen de la pièce à vivre, me contourne pour explorer les lieux plus avant. Il me commente la vue qu’on a depuis le balcon, les deux grands placards intégrés dans le mur, l’orientation plein sud… Je ne saisis qu’un mot sur trois. Il disparaît dans le couloir desservant les autres pièces, mais je ne bouge pas. Je ne suis plus à Toulouse. Je suis toujours environnée de l’odeur, environnée de frayeur et il me semble que d’autres contours se dessinent autour de moi que ceux de l’appartement vide.

 

            Je vois vaguement de grosses poutres de chêne… J’ai si peur… Et une cheminée, une grande cheminée, avec un vrai feu, bien différente de celle, décorative, de l’appartement que nous visitons. Pourtant, j’ai si froid…

J’essaie de me ressaisir. Je fais deux pas dans la grande pièce, j’essaie de déterminer ce que je sens. Peut-être que si je dissèque l’odeur, si elle n’a plus de secrets pour moi, l’ombre qui l’accompagne disparaîtra. Cela sent le bois, ce doit être l’odeur du parquet, je crois aussi que les murs du couloir sont lambrissés. Cela sent la poussière et le renfermé, c’est logique, l’agent immobilier a dit que l’appartement n’avait pas été habité depuis plus de six mois, que des histoires de succession avaient empêché qu’il soit mis en vente plus tôt. Je m’étonne qu’une part de mon cerveau fonctionne si bien, se souvienne précisément de choses concrètes et bien réelles, et qu’une autre soit si désorientée, perdue dans une sensation si puissante et si déconnectée de toute pensée rationnelle. Est-ce cela, la folie ?

Je reprends mon examen de l’odeur, car les poutres sombres et la terreur semblent sur le point de me submerger à nouveau. Il y a quelque chose de sucré, peut-être un voisin fait-il un gâteau… Des crêpes ! Il y a des crêpes. Cette idée absurde, échappant à toute logique, vient de me frapper avec une stupéfiante violence. On a fait des crêpes, mais on ne veut pas que j’en mange.

A nouveau, je prends conscience que je suis scindée en deux. Ma part rationnelle me trouve profondément ridicule et me secoue pour que j’aille rejoindre mon époux, qui doit vraiment commencer à s’inquiéter de ne pas me voir, comme à mon habitude, fureter partout à la recherche du moindre vice caché. Mais l’autre part de moi, celle dont j’ignorais tout jusqu’à mon entrée ici, sent que quelque chose vient de se briser en elle. Elle est une enfant, je suis une enfant, et on m’a fait du mal. On ne veut pas que je mange des crêpes… Et il fait froid, si froid, alors que nous sommes en plein été, et il y a ces grosses poutres… Et l’odeur du bois, une odeur à la fois douce et légèrement âcre, sauvage et familière…

Et celle de la poussière, qui pique un peu le nez, qui fait penser au grenier de chez mamie… Et j’ai mal et j’ai peur.

Machinalement, je m’avance dans le couloir à la recherche de Martin. Il ne pourra rien pour moi, mais au moins aurai-je une personne bien réelle à laquelle me raccrocher.

Mais l’odeur de bois, de poussière, de renfermé et de plat sucré qui cuit est encore plus prégnante ici. J’abandonne toute tentative pour faire semblant que tout va bien et je m’appuie contre le mur lambrissé ; la tête me tourne…

 

Je suis en classe verte. Ça, j’en suis sûre. Je ne sais pas comment l’information m’est parvenue, mais elle est là. J’ai huit ans et c’est la première fois que je pars si longtemps loin de mes parents.

L’odeur, c’est celle du chalet où nous logeons, avec toute ma classe, notre instituteur et les deux mamans qui accompagnent le groupe. C’est un beau chalet tout en bois, dans les Hautes-Alpes, avec de grosses poutres, une grande cheminée, un vrai feu dedans. Personne n’est venu là depuis l’été dernier et la dernière classe qui y a séjourné, et il y a un peu de poussière partout. Quand nous entrons, la première fois, tous les volets sont fermés. Ça ne sent pas très bon, ça pique un peu le nez, mais je suis tellement fascinée, moi la petite citadine, par cet endroit qui me semble magique que cette odeur, je l’aime instantanément, c’est l’odeur de la liberté, de l’inconnu, du presque surnaturel.

A présent que je laisse les souvenirs venir à moi, ils affluent à une vitesse vertigineuse. Ces moments que je pensais avoir oubliés, ils resurgissent avec force, remplissant tour à tour mon cœur de toutes les émotions que j’ai dû vivre ces jours-là comme si je les vivais à nouveau pour la première fois.

L’excitation en pénétrant dans ce lieu mystérieux et magnifique ; la joie de nos jeux de piste dans les montagnes ; la curiosité face à ce fermier qui nous apprenait à faire des yaourts avec le lait de ses vaches, le plaisir de les déguster, ensuite, autour des grandes tables en bois brut, assis sur ces bancs inconfortables qu’on ne pouvait s’empêcher de faire basculer d’avant en arrière pour agacer les adultes. Ces bancs, ces poutres, ce feu dans la cheminée, du bois partout, l’odeur piquante chaude et boisée de la fumée, qui persistait bien après que l’on avait éteint le feu… Il me semble que je la sens, elle aussi, à présent, dans l’appartement vide. A la surface de ma conscience, une petite voix me dit qu’il a dû y avoir des fumeurs, ici, et que l’odeur s’est imprégnée dans les murs, que ça n’a rien à voir avec un feu de bois…

 

            Je ne l’écoute pas. Parce que ces repas autour des grandes tables rectangles qu’on n’arrivait même pas à soulever quand on s’y mettait à quatre ou cinq, ils m’ont rappelé les crêpes. Leur odeur délicieuse, celle de la pâte, de la fleur d’oranger, du beurre chaud…

Ils s’appelaient Anthony et Sébastien, leur nom enfoui dans un recoin obscur de ma mémoire surgit brusquement, avec une clarté déconcertante.

Bouboule, qu’ils m’appelaient. Bouboule, t’es trop grosse pour manger des crêpes, qu’ils disaient. J’entends leur voix, à présent, celle un peu nasale et fluette d’Anthony, celle plus grave et pleine de Sébastien. Comment un pan entier de souvenirs peut-il réapparaître soudain avec une telle netteté, alors qu’il semblait perdu à jamais ?

Bouboule, ça serait pas bien que tu boulisses encore alors que nous, on est tout maigres et on aime les crêpes.

Ils me pourchassaient de leur méchanceté enfantine mais si douloureuse depuis le début du séjour. Mais ce soir-là, ils avaient décidé de passer au niveau supérieur.

Oui, j’étais une enfant enrobée, mais j’étais petite et peu combative. Bouboule, ils avaient profité que tout le monde était à la cuisine en train d’aider à faire les crêpes pour l’attirer dans un couloir, lui arracher sa polaire, comme ça avec une couche de moins, elle avait l’air un peu moins bouboule, et ils l’avaient enfermée dans un placard…

 

            L’odeur du bois… La poussière, le froid, l’obscurité… Et toujours, en fond, l’odeur des crêpes, que je ne pouvais manger… Combien de temps ai-je passé dans ce placard ? J’étais si timide, je ne parlais jamais. Les adultes avaient mis longtemps à s’apercevoir que je n’étais pas là. Peut-être n’avait-ce pas été si long, en réalité ; dans l’esprit d’un enfant, le temps peut s’étirer à l’infini quand il est rempli de peur, d’angoisse, de frustration et de chagrin.

 

            Brusquement, je me secoue. Je me redresse, je rejoins d’un pas décidé Martin qui examine une tâche d’humidité dans la salle de bains. L’odeur est toujours là et chaque bouffée injecte dans mes veines une dose de terreur et de désespoir. Allons, allons, ce n’est qu’un mauvais souvenir d’enfance, me répété-je inlassablement, un jeu de gamins, pas très malin certes, mais une histoire insignifiante pour l’adulte que tu es.

Regarde comme il est beau, cet appartement, comme il est spacieux, lumineux, bien agencé…

 

florie serrure« Eh bien, Charlotte, qu’est-ce que tu fabriquais ? »

Je croise son regard et j’y lis toute l’impatience qu’il a d’avoir mon avis, le sien étant déjà tranché, clair et évident. Ses yeux brillent, il sourit. Il a eu ce fameux coup de foudre. Il aime cet appartement, et il ne pense plus qu’à signer les papiers. Mais surtout, il me connaît par cœur et il sait que je pense exactement la même chose que lui.

C’est cette certitude, ce bonheur d’avoir trouvé le logis de ses rêves, qui achève de me convaincre. Parce qu’il me confronte à la certitude d’habiter ici, il me confronte aussi à la certitude que j’en serai incapable.

Je cherche autour de moi un défaut majeur, un argument imparable pour justifier que non, vraiment, je ne pourrai pas vivre ici. Mais tout est parfait. Il y a bien cette petite tache sur le mur, mais elle est clairement ancienne et il n’y a aucune infiltration ; un coup de peinture en viendra à bout en quelques minutes.

Il y a juste une odeur… Il y a juste des crêpes, des poutres, un placard, la peur et le froid.

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Commentaires
C
Super Florie, j'en ai la chair de poule !
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