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12 avril 2020

« Primevere revient en saison », par Paul Barry

Piste d'écriture: odeurs, sensations, sentiments

« Ce fu en cel termine

Que primevere revient en saison
Que la flor monte en l’aube-espine,
Et prez reverdissent »

 

Alfred pose son stylo. Dans son bureau, pris par l'odeur des vieux livres de son bureau, il s'essaie à la poésie médiévale, en estropiant les premiers vers d'un chapitre du Roman de Renart qui lui est resté en mémoire depuis ses études littéraires.

« Seignors ce fu en cel termine

Que le doz tens d'esté decline

Et yver revient en saison »

Ces mots exhalent pour lui la joie d'un automne heureux.

Il ouvre la fenêtre et respire à plein poumons.

C'est plutôt la saison de Pâques qui « revient en saison » . On entre dans la Semaine Sainte et l'odeur de l'encens et des rameaux de laurier fraîchement coupés dans l'église à demi-vide qu'il fréquente le dimanche lui manque. Ces temps balisent sa vie, structurent sa route.

Dans les chemins caillouteux des garrigues et des maquis méditerranéens s'élèvent des senteurs nouvelles, comme celle du ciste aux fleurs froissés, à peine écloses. Caressées, frôlées ou écrasées au passage, elles dégagent les effluves de la résine, essence odoriférante et volatile, parfum d'ambre gris. Ces odeurs emportent Alfred dans les calanques marseillaises quand , en plein mois de juillet, l'eau ne dépasse pas 17 degrés. Le ciste l'a envoûté la première fois dans le maquis corse du golfe de Valinco, à l'époque où il était de tradition, chez les paysans qu'il connaissait, de réveiller le bon Dieu d'un coup de fusil dans le ciel bleu intense !Ah ! L'odeur de la poudre !

Mais les senteurs sages et domestiques du jasmin et du lilas ramènent Alfred dans la ville de son enfance. Sage, mais pas les jours de férias !

 

 Comme chaque année, Alfred pense à la féria d'Arles. L'odeur du pastis lui flatte déjà les narines. S'y mêle celle des pétards et de ses déclinaisons : mini-feux de Bengale, fusées, feux d'artifice... Il a le souvenir vague d'un taureau fait de bois et de paille qu'on bourrait de tous ces petits explosifs. Ça pétait dans tous les sens, traversait l'air en chuintant bruyamment et illuminait le soir tout en l'assombrissant d'un brouillard blanc à la saveur de la poudre noire.

Cela lui rappela l'odeur des pétards à mèche de son enfance et les jeux interdits avec ces objets qui explosaient parfois dans les mains. Les effluves un peu métallique de la poudre saturaient l'odorat et donnaient un goût de métal dans la bouche, celui du fer, de la lame d'un couteau qu'on touche avec la langue.

Lorsque l'un des gamins de son quartier entrait en possession d'un de ces paquets enveloppés d'un cellophane rouge, il attirait l'attention fascinée de ses copains. Ils se réunissaient et contemplaient en silence l'étiquette portant des idéogrammes chinois, qui donnaient l'impression d'un danger mystérieux et brutal, comme l’aurait fait un serpent.    

Avec des airs de conspirateur, le détenteur du paquet l'ouvrait et relevait doucement la mèche fragile d'un des cylindres en carton, comme s'il manipulait une fleur délicate et précieuse. Il expliquait la mise à feu. Puis ils se concertaient rapidement, pour choisir une situation particulière, spectaculaire. Dans la terre, sous des cailloux, dans un nid de fourmis... Alfred avait même entendu dire que des grands avait poussé la cruauté à en fourrer un dans la gueule d'une grenouille … Comme l'enfance est cruelle,  et comme les enfants savent mentir et dissimuler !

Mieux valait d'ailleurs avoir des dons pour se cacher si on voulait s'amuser avec ça ! Ce n'était pas sans risques de mettre le feu aux poudres et déclencher la colère terrible des parents !

Jouer avec ces choses-là risquait d'arracher un doigt ou de mettre le feu, et pas seulement aux herbes sèches du pré de derrière le bâtiment de Nour. Ces minuscules fusées avaient la saveur du fruit défendu, des choses interdites, prémisses aux bacchanales de la féria de Pâques.

 « Mon Dieu, que la guerre est jolie ! » disait Guillaume Apollinaire, volontaire à la guerre de 14... ! Un sacré connaisseur en jouissance de toutes sortes, celui-là !

Tout comme les senteurs de boue des tranchées s'effaçaient derrière les effluves de soufre et de salpêtre, l'odeur du pastis combinée à celle de la friture des paëllas emplissait les narines   et masquait les relents de vomis et d'urine qui empuantissait les ruelles donnant sur les places.

Enfant, Alfred avait traversé la place du Forum avec sa mère, un de ces jours de la féria de Pâques. Où se rendait ils ? Chercher un délicieux gâteau chez le pâtissier à l'angle de la rue de la Liberté ? Avec des choux à la crème parfumée à la vanille, ou des croquants aux amandes agglutinées dans du caramel ? Qui sait... De son regard sobre d'enfant, Alfred avait aperçu à la dérobée, dans les petites rues adjacentes, des scènes de bagarres d'ivrognes, ou des couples bien engagés dans leurs ébats, exhibant leurs émois impudiques. Sa mère, gênée, se hâtait, le tirait par le bras.

Il avait vu évoluer ce spectacle, autour de ses vingt-cinq ans. Il avait connu la peoplisation de cette fête orgiaque, constaté son embourgeoisement année après année. Des aficionados parisiens, fidèles auditeurs de Canal Plus, avaient appris à aimer l'odeur du sang du taureau, aussi grisante que celle de la poudre. Les bodégas fleurissaient, au grand bonheur de la foule qui venait s'enivrer dans celle d'un matador ou d'un musicien gitan.

 

Aujourd'hui, cette époque de confinement le fait macérer et sa sauvagerie transparait quand l'incarcération devient trop lourde. Cette assignation à résidence forcée, cet embastillage le rapprochent d'un Sade, lui fait comprendre combien il était son frère de sang et dans le sang. Dans celui du taureau qui, cette année, ne viendra pas ravir les foules du dimanche de Pâques, dans cette ville où les deux aspects ambivalents de l'homme, la vie et mort, l'amour tendre et l'amour brutal se sont tressés de façon aussi inextricables. Apollon y règne dans la lumière d'avril au son des cloches des fêtes pascales, signe de résurrection et de sortie du tombeau, d'un tombeau vide, enfin sec et nettoyé de la mort.

Mais dès la fin du matinée, retentissent les détonations annonçant le départ des encierros, ces cavalcades de taureaux sur le Boulevard des Lices. Les jolis battements du tambourin sont vite recouverts du roulement sourd des caisses claires des fanfares, aujourd'hui peñas. Et Bacchus emplit les rues dès l'après-midi de ses partisans, les réunit dans les arènes pour célébrer le sacrifice païen du taureau. Puis dans les cafés, aux comptoirs et dans les bodégas, coule dans les verres et les gosiers le fino verde. Alfred le trouve verdâtre et amer comme un alcool de gentiane. Une « liqueur pour vieilles femmes », pense-t-il. Il lui préfère le pastis hypnotisant aux effluves d'anis.

 

Un souvenir insensé : son père, instituteur, avait un jour confisqué dans sa classe un paquet de ces petits cylindres rouge vif couvert d'une mèche grise. Le lendemain il avait embarqué ses enfants, pour s’amuser comme un gamin, à les faire exploser dans la campagne. Il avait relié entre elle les mèches et posé le paquet sans réfléchir, un peu à l’étourdi, comme disait La Fontaine, sur le rebord de la fenêtre d'un vieux mas qu'il croyait vide, avant d'y mettre le feu. Le fracas des détonations, amplifiés par l'encadrement, fit surgir le paysan furieux. Il avait engueulé le coupable, l’avait traité d'inconscient et d'imbécile. Alfred avait alors assisté à la fuite de son père qui pouffait de rire comme un enfant. La moindre des choses aurait été des excuses, pense-t-il encore en ce matin-là. Ce souvenir étrange le torture. Comment un homme aussi intransigeant et dur avec ses enfants pouvait il se comporter ainsi en leur présence, montrer le mauvais exemple, le pire que l'on puisse commettre : déranger, risquer de mettre le feu, se comporter comme garnement – et exiger d'autre part une conduite plus qu’exemplaire ? Alfred réalise à quel point il a grandi avec un père ubuesque.

 

paul toro

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