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3 avril 2021

Le passé au présent! par Corinne Christol-Banos

Pistes d’écriture :  Passer d’un univers à l’autre, et la puissance d'évocation des odeurs

corinne

           Carl, appuyé à la rambarde du balcon de sa mère, sa cigarette entre le pouce et l’index, regardait passer d’un œil morne les gens au bas de l’immeuble.

Quelques débris de plâtre se détachèrent de la partie basse du balcon, son poids accentuant encore la fragilité de la vieille structure.

Sa cigarette se consumait seule, les cendres tombant sans qu’il s’en aperçoive réellement. Il ruminait de sombres pensées : sa situation financière était catastrophique. Il ne savait pas comment il allait s’en sortir, sa société étant en péril mais aussi ses biens personnels.

Il détailla silencieusement le vieux bâtiment dans lequel toute sa famille vivait depuis les années d’après-guerre. La façade de l’édifice s’écaillait, les belles moulures s’effaçaient par le temps passé, même les ardoises du toit dégringolaient régulièrement sur la tête des passants, quelques mètres plus bas.

Aujourd’hui, était le jour des funérailles de sa grand-mère. Elle avait fêté ses 98 ans quelques semaines auparavant et malgré son grand âge, elle n’avait pas manqué à la tradition et avait dansé son tango avec l’un de ses petits-fils, comme à chacun de ses anniversaires.

« La seule chose qui m’empêchera de danser mon tango, sera la mort ! » disait-elle en riant aux éclats.

Effectivement, elle l’avait dansé jusqu’au bout, virevoltante dans la robe qu’elle portait depuis toujours pour l’occasion, une belle tenue rouge flamboyante, à la jupe fendue et laissant les épaules dénudées. Malgré ses rhumatismes et ses problèmes de marche, lorsqu’elle dansait, elle en oubliait tout, jusqu’à son âge.

Carl n’était pas désintéressé en venant à l’enterrement de son aïeule. Bien sûr, il était aussi là pour se recueillir et accompagner ses proches dans leur deuil. Mais il espérait surtout mettre la main sur le trésor caché de la famille. Personne ne l’avouait, personne n’en parlait ouvertement, mais depuis tout petit il savait qu’un trésor se trouvait être dans l’immeuble. Car l’édifice tout entier appartenait à sa parente décédée. Après la mort de son époux, Rosa avait investi l’argent reçu en héritage dans le bâtiment, neuf à l’époque, et y avait installé toute sa famille.

Ce que Carl ne savait pas, c’était la forme sous laquelle le trésor se présentait. À maintes reprises, il avait surpris des conversations à son sujet. Ses oreilles d’enfant, puis d’adolescent, lui confirmaient régulièrement l’existence du magot. Ne se décourageant pas, il posait souvent la question à sa grand-mère, qui détournait à chaque fois la conversation en éclatant de rire.

Aujourd’hui, il était décidé à connaître la vérité et avait bien l’intention de questionner sa mère, voire de la harceler jusqu’à ce qu’elle cède et lui donne des détails sur le lieu où il se trouvait. Dès qu’il était arrivé, il était passé à l’attaque, ne s’encombrant pas de détails, malgré le chagrin de ses proches. Mais sa mère avait fait la sourde oreille et n’avait pas répondu, pas plus que sa grand-tante, ni que ses tantes et oncles présents.

 

Carl se redressa, écrasa le reste de sa cigarette contre la rambarde métallique. Il écarta le rideau en perles de bois, qui tinta bruyamment à son passage. La lumière du soleil de la fenêtre principale, face à lui, l’aveugla un instant. Il cligna les yeux plusieurs fois pour effacer les taches blanches persistantes sur ses pupilles. Puis, il se baissa pour entrer dans la salle en manger, sa grande taille l’obligeant à se ratatiner à chaque fois qu’il franchissait le seuil de la terrasse. Il poussa un cri lorsque son mollet percuta violemment une table basse en vieux chêne. Il se frotta la jambe, surpris.

Que faisait cette table à cet endroit ? Il ne se rappelait pas l’avoir vue tout à l’heure !

Lorsqu’il se redressa, sa tête cogna le lustre. Des dizaines de petites lucioles en cristal lui tapèrent le front et perplexe, il contempla le luminaire.

Tiens ! Sa grand-mère l’avait changé depuis la dernière fois qu’il était venu ? Il lui semblait l’avoir déjà vu, mais il n’arrivait pas à se souvenir où ni quand !

- Ah te voilà toi, c’est pas trop tôt ! Tu crois que la fête va s’organiser toute seule, hein ?

Carl, bouche ouverte, les yeux ronds, statufié au milieu de la pièce, ne bougeait plus. Il dévisageait la femme qui lui parlait. Petite, les yeux et les cheveux d’un noir corbeau, elle portait une robe de tango rouge flamboyante, à la jupe fendue et qui laissait ses épaules dénudées, la tenue qu’elle revêtait chaque année pour son anniversaire.

SA GRAND-MÈRE ! Oui, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, c’était bien elle, avec une trentaine d’années en moins.

Carl secoua la tête en riant. Son pote avait encore dû lui substituer ses cigarettes habituelles et lui mettre du shit à la place. Ce n’était pas la première fois qu’il lui jouait ce tour, mais là, il avait fait fort pour que son ancêtre apparaisse devant lui, jeune et en pleine forme.

- Qu’est-ce que t’as à ricaner de cette façon ? continua-t-elle en fronçant les sourcils. Tu trouves ça drôle de me laisser faire le boulot toute seule ? Les autres vont arriver et rien ne sera prêt, si ça continue. Allez, aide-moi !

Carl voyait distinctement son aïeule lui parler, mais les sons ne percutaient pas son crâne et il restait planté là, au milieu d’une pièce qu’il ne reconnaissait pas. Les meubles, leurs couleurs, les tapisseries aux murs, et les tapis sur le sol n’étaient pas ceux qu’il connaissait ! Tout lui semblait neuf et pourtant il était certain de les connaître. Sa mémoire lui jouait des tours, il avait comme une impression de déjà vu !

Son mirage, car il s’agissait, il en était sûr, d’un mirage, s’agitait en tous sens et même, elle commençait à présent à lui empiler sur les bras les nappes et décorations des jours de fête. Voyant qu’il ne faisait pas un geste pour l’aider, l’illusion l’attrapa par le bras et le poussa sans ménagement vers la table. Carl rit de plus belle, songeant que pour une apparition, elle avait une poigne de fer. Lorsqu’il fut obligé d’avancer dans la pièce, son reflet fut happé par le miroir accroché au-dessus du buffet, et il se vit. D’émotion, il laissa choir au sol les objets accumulés sur ses bras.

Un grand gaillard d’une trentaine d’années, cheveux bruns en vrac sans aucun poil blanc à l’horizon, le teint frais et les yeux rieurs, le contemplait.

Le mirage l’apostropha encore une fois :

- Tu t’es pas vu depuis longtemps ou quoi ? Tu veux que je te dise que t’es beau ? Eh bien t’as gagné, si cela peut te faire avancer plus vite, je te le dis : tu es très beau. Allez va, tu le sais, maintenant au boulot, fit-elle en lui claquant la main sur les fesses.

Cela le dégrisa complètement. Comment une illusion pouvait-elle le taper ? Il avait ressenti réellement la chaleur de sa main sur lui !

Hébété, sonné, les termes n’étaient pas assez forts pour décrire son état. Comment était-ce possible ? Le gars dans le miroir était jeune. Mais ce qui était sûr, c’est qu’il s’agissait du Carl de sa jeunesse !

Autrement dit : de lui.

Le simple fait de soulever un rideau l’avait fait repartir plus de 30 ans dans le passé ! Non, il rêvait, il avait dû s’endormir sur le transat du balcon et allait se réveiller.

Le mirage soupira bruyamment et se baissa pour ramasser les nappes au sol.

En se relevant, ses cheveux frôlèrent l’avant-bras de Carl et un parfum qu’il connaissait bien lui chatouilla les narines. C’étaient les essences acidulées de mandarine associée au citron qu’utilisaient sa grand-mère pour se parfumer.

Il dut s’asseoir, prit d’un vertige. Le canapé l’accueillit fermement. La dernière fois qu’il s’y était assis, les coussins déformés par le temps lui avait laissé un énorme mal de dos. Déconcerté, il tâta l’assise et perçut l’étonnement de son aïeule. Celle-ci l’observait avec attention et la surprise ne quittait plus son visage.

- Qu’est-ce qu’il y a encore ?

- Il est neuf ?

- Ben oui, tu te souviens pas ? On est allé l’acheter ensemble ! Tu es sûr que ça va ?

D’un bond dans le passé, il contempla le présent. Ce canapé, il s’en rappelait, oui, c’est lui qui avait accompagné Rosa chez le commerçant, mais cela datait de plusieurs dizaines d’années en arrière. De plus en plus bouleversé, ne sachant pas comment reprendre le cours de sa vie, il se demandait s’il devait rire ou bien pleurer.

Momentanément, il semblait coincé dans ce présent. Une idée lui vint soudain. Et s’il profitait de la situation pour connaître la vérité sur le trésor de la famille ? Ils étaient seuls pour l’instant, c’était l’occasion ou jamais d’en apprendre un peu plus.

- Alors, tu m’aides ?

Ramené à la réalité par la voix de Rosa, il attaqua l’installation de la table et l’habilla de ses accessoires pour recevoir du monde. Apparemment c’était le jour de l’anniversaire de sa grand-mère, et elle s’attendait à ce que cela se passe comme chaque année. Depuis tout petit, c’était lui qui lui « donnait la main » pour l’organisation de la fête ; et encore aujourd’hui, quelques jours après son décès, le voilà en train de poursuivre le rituel instauré. C’était dément ! Il fallait qu’il soit cartésien pour ne pas sombrer dans la folie.

Le regard incisif, il ne lâchait pas d’une semelle son aînée et suivait ses instructions à la lettre. À un moment, elle lui fit même remarquer que c’était bien la première fois qu’il obéissait sans râler !

- Dis-moi mamie Rosa, cette histoire de trésor, c’est bidon n’est-ce-pas ?

Rosa arrêta de s’agiter pour contempler son petits-fils.

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- Ben, vous en parlez depuis toujours, je parle des adultes, vous chuchotez dès que j’arrive, mais je vois bien que tu n’as pas trop de moyens… alors je pense que c’est juste une légende inventée pour nous impressionner, nous les petits-enfants…

Carl retenait sa respiration. De ce qu’allait répondre sa grand-mère, son avenir se verrait transformé… ou pas.

- Mais si, le trésor existe bien.

Elle tourna les talons et sortit de la pièce à la recherche d’autres décorations. Carl expira longuement. Il chercha son aïeule et pénétra à sa suite dans la chambre. Une forte odeur de patchouli le saisit à la gorge. Il tourna le regard et aperçut l’encens brûlant dans une coupelle. Il inspira goulûment l’âpreté de la fumée qui tournoyait en volutes emprisonnées par les rayons du soleil de l’après-midi. Ce parfum lui avait tant manqué ! C’était incroyable. Seules quelques semaines le séparaient de la dernière fois où il était entré dans cette pièce à la suite de sa grand-mère. Quelques dizaines de jours, et pourtant ces effluves âcres de patchouli lui ôtaient sa lucidité. Comment pouvait-il être ici et maintenant avec elle, lui parler, et en même temps s’être préparé ce matin pour son enterrement ?

Son pote de toujours lui aurait dit en riant : « Tu es dans la quatrième dimension ! »

- Mamie Rosa, dis-moi s’il te plaît…

- Quoi ? fit-elle en se retournant.

- C’est quoi ? Je veux savoir, je t’en prie, je n’en peux plus de m’imaginer des tas de choses.

S’asseyant sur le rebord du lit, elle tapota les draps, l’invitant à la rejoindre.

- Que t’imagines-tu, mon grand ?

- Je ne sais pas… des pièces d’or peut-être ? Les yeux brillants, il souriait en imaginant le trésor dans ses mains.

Rosa éclata de rire. D’un rire qui fit frissonner d’appréhension son petits-fils.

- Oh rien d’aussi exotique. Non, tu te trompes. Le trésor mon chéri, il est surtout dans nos cœurs.

- Comment ça ? Je comprends pas ! Le sourire qu’il affichait quelques instants plus tôt venait de disparaître de son visage.

Prenant une grande inspiration, elle cala son dos contre les coussins de son lit, et commença son récit :

- Lorsque papy José est parti, j’ai reçu de l’argent en héritage. Ça tu le sais ?

Carl opina.

- Après l’investissement de la somme dans l’achat de l’immeuble, il ne restait pas grand-chose. Comme j’avais peur de me faire voler, j’ai eu l’idée de le placer dans du concret.

- Ah c’est bien mamie Rosa. L’immobilier est une rente sûre…

- Mais non, l’interrompit-elle en un éclat de rire. Il fallait décorer tout l’immeuble, on avait conservé les appartements les plus confortables pour nous la famille, mais le hall, l’entrée principale, tout ça manquait de beaucoup de prestige. Alors j’ai pensé que de beaux tapis seraient bien, comme les aimaient tant ton grand-père !

- Quels tapis ? une douleur bloquait le thorax de Carl, de plus en plus angoissé.

- Mais ceux du bas, dans le hall…

Étonnée qu’il ne comprenne pas, elle continua :

- Tu sais bien, les tapis persans !

La tête de Carl lui jouait de drôles de tours. Il n’arrivait pas à se remémorer les tapis dont lui parlait sa grand-mère. Puis, d’un coup, d’un seul, tout se bouscula au sommet de son crâne. Il crut un instant qu’il allait exploser. Il venait de comprendre. Les fameux tapis persans dont lui parlait son aïeule, étaient les magnifiques moquettes qui avaient recouvert tout le hall d’entrée de l’immeuble. Mais surtout, ce qu’il comprenait à présent, c’est que plus de 30 ans après, ces mêmes tapis n’étaient plus que des carpettes par endroits usées jusqu’à la corde.

Un autre vertige le saisit violemment et il dut s’allonger afin de ne pas tomber. Dans la chambre, tous les meubles, les objets, les lampes, dansaient une folle sarabande. Les couleurs se mélangeaient. La voix de mamie Rosa, celle de sa mère à présent, puis de sa famille qui pénétrait dans la pièce, percutaient sa tête, rebondissaient d’une paroi à l’autre de son cerveau. La seconde suivante il se vit accoudé au balcon, la cendre de sa cigarette s’émiettant seule.

Il resta de longs instants immobile. Il franchit le seuil de la terrasse et souleva le rideau en perles de bois, qui tinta bruyamment.

Il rentra dans la salle à manger avec son canapé d’un autre temps. Avec son lustre moderne. Avec de la peinture aux murs. Il embrassa sans vraiment les embrasser tous les membres de sa famille venus se recueillir devant la dépouille de leur aïeule.

Il descendit comme un zombie les marches menant au rez-de-chaussée.

Il s’agenouilla pour caresser les tapis. Il eut un rictus amer. Que d’illusions il s’était fait à tort.

Fatigué, il s’assit à même le sol, dos contre la paroi de marbre. Ferma les yeux. Les ré-ouvrit aussitôt, sentant un parfum qu’il ne pouvait oublier. Devant lui, souriante, dans sa robe de tango rouge flamboyant, sa grand-mère lui souriait. Elle eût un geste vers les tapis, comme si elle les lui offrait, lui offrait leur splendeur fanée, et sourit encore une fois.

 

Copyright : Corine Christol-Banos. Pour être au courant de l’actualité de l’auteure, rendez-vous sur son site : https://corinne-christolbanos-auteur.com


 [Auteur in1]J’ai modifié, il y avait trop de « sa grand-mère »

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