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19 décembre 2020

Le sacrifice, par Corinne Christol-Banos

Piste d'écriture: l'attitude d'un proche a soudainement changé. Ici, il s'agit d'Eric, observé par sa compagne, Sophia. Il n'est plus le même, il fuit le contact. L'argument de cette piste d'écriture m'a été donné par la nouvelle d'Agnès Martin-Lugand, Des lettres oubliées. A partir du début de cette nouvelle, Corinne a imaginé une suite.
Enfin, ce soir-là, Eric semble prêt à parler:

corinne sacrifice- Sophia, tu dois d’abord me promettre de ne pas tout interpréter de travers.

 À ces mots, elle se redressa, le teint avivé par l’émotion qu’engendraient ces paroles. Éric, le regard fuyant, ne cherchait pas à la rassurer en lui prenant la main, comme à son habitude. Bien au contraire, il s’était levé et lui tournait à présent le dos, la laissant digérer l’information sans aucune aide de sa part.

 Elle ne reconnaissait plus du tout l’homme qui partageait sa vie depuis tant d’années, lui toujours prévenant, anticipant par des gestes rassurants une parole pouvant être difficile à accepter. Or, Éric s’obstinait à ne pas la regarder, lui laissant un goût de fiel dans la bouche. Instantanément, elle pensa à une autre femme. Se pouvait-il qu’il la trompe ? Non, elle ne le voyait pas comme un homme capable d’une telle bassesse, lui annoncer de but en blanc l’existence d’une autre. Mais de quoi s’agissait-il alors ? Sa phrase à demi-mots laissant entendre qu’elle pouvait comprendre de travers une situation particulière n’était pas, mais du tout explicite, de son point de vue.

 - Éric, mais qu’est-ce qu’il y a ? je t’en prie, dis-moi… je suis sur des charbons ardents !

 Il se retourna face à elle, et dans ses yeux Sophia lut une telle souffrance, un tel désarroi, que spontanément les larmes lui montèrent aux yeux.

 - Mon Dieu, mais qu’est-ce qui se passe ? Elle voulut le prendre dans ses bras pour le bercer comme un enfant. Il l’en empêcha en se déplaçant à l’opposé de la cuisine. Elle reçu son attitude comme un coup de poignard. Sa fuite ressemblait à un aveu.

 Ne voulant pas interpréter de travers ses paroles, comme il le lui avait demandé quelques minutes avant, elle avait quand même beaucoup de mal à rester sereine. Elle le lui fit savoir brutalement.

 - Écoute, malgré ma patience, je dois avouer que tu n’es pas très clair. Explique-toi ou je vais exploser. Elle accompagna ses mots d’un coup de poing violent sur la table. Ce fut avec plaisir qu’elle enregistra son sursaut. Enfin, une réaction en rapport avec la tension accumulée ces dernières minutes.

- Je ne sais pas par où commencer, essaya-t-il comme approche.

- Par le commencement, répondit-elle agacée.

 Elle s'assit lourdement sur le premier tabouret venu, autour de l’îlot central. Ses jambes la portaient difficilement. Elle savait d’instinct que ce qu’elle allait entendre ne lui plairait pas. Eric, tournait dans leur 11 mètres carrés de cuisine comme un lion en cage. Elle le vit porter à sa bouche son pouce, dont il se mit en devoir de ronger consciencieusement l’ongle ! En cinq années de vie commune, il n’avait jamais fait ça. Mais que se passait-il donc ?

 Elle allait se mettre à hurler s’il s’obstinait à ne pas s’expliquer. Un soupir d’intense contrariété vint interrompre le silence. Il se repassa la main dans les cheveux, et elle constata avec frayeur qu’il tremblait. Il avait peine à laisser son bras immobile et se le massait comme si un infarctus s’invitait sournoisement dans son corps. Elle songea un instant à stopper net la conversation et à se précipiter pour prévenir les secours. Ne disait-on pas qu’un AVC ou un infarctus provoquait souvent un comportement irrationnel ? Mais à présent il s’installait sur le tabouret face à elle et lui prenant enfin les mains, elle sut qu’elle allait savoir. Il la regarda dans les yeux et lui annonça :

 - Notre vie, telle que nous la connaissons, ne pourra plus être comme avant ! Sur le coup, Sophia crut que c’était elle qui faisait un infarctus. La violence de cette phrase la percuta aussi sûrement qu’un ouragan, balayant tout sur son passage. Elle cessa provisoirement de respirer, et son apnée dura plusieurs minutes. Lorsqu’enfin elle expira, elle se sentit comme une coquille vide essayant désespérément de franchir l’immense vague la submergeant.

- Quoi ? Mais qu’est-ce que tu veux dire par là ? Les larmes à présent l’inondaient totalement, elle ne cherchait pas à les retenir. Elle vit leurs reflets scintillants dans les yeux immenses de son homme. Il la dévorait du regard, cherchant un indice sur son visage ravagé, indiquant qu’il pouvait lui délivrer son message.

 À ce moment-là, Sophia ressentit comme un dédoublement d’elle-même. Elle était dans la cuisine avec Éric, et en même temps elle se trouvait dans la pièce d’à côté avec les enfants, regardant le film avec eux. Son corps enregistrait l’attitude de son homme, elle sentait la chaleur de ses mains sur les siennes, elle entendait les mots qu’il utilisait pour lui faire comprendre une situation qu’elle ne voulait pas entendre, mais tout son être tendait à refuser l’inévitable. Car pour elle maintenant, il était évident qu’un drame allait se produire. Certainement il allait lui annoncer qu’il était atteint d’une maladie incurable ! Soudain, elle repensa aux termes de sa phrase « Ne pas tout interpréter de travers ! » Si vraiment il s’agissait de cela, pourquoi avait-il employé ces mots ? Décidément, elle était complètement perdue.

 Voyant qu’elle était ailleurs, il insista sa caresse sur ses mains pour la faire revenir auprès de lui.

 - Ma chérie, ce que je vais te dire est compliqué. J’espère que tu seras ouverte à mes propos et que tu comprendras ma position…

 Le ton employé ainsi que son entrée en matière finirent de la déstabiliser entièrement. Lâchant ses mains, il se leva et recommença son va et vient. Sophia commençait à sentir la nausée l’envahir. Ses allées et venues lui donnait le tournis. Stoppant brutalement à ses côtés, il la prit dans ses bras et la serrant à l’étouffer, murmura à son oreille :

 - Il faut que je subisse une intervention chirurgicale ! Sophia serra très fort ses paupières comme pour empêcher l’intrusion de ces mots dans son cerveau. Elle avait donc bien identifié le mal-être d’Éric. Il était malade. Elle essaya de se défaire de son étreinte mais il refusa de la lâcher.

- Tu es malade, c’est ça ? le ton aigu de sa voix l’étonna. Elle se reconnaissait à peine dans cette femme au phrasé hystérique.

- Pas moi !

 D’un mouvement brusque elle se dégagea. Pâlissant à l’idée que ce soit Louise, elle crut s’évanouir. Oh non, pas elle ! Pas cette enfant qu’elle considérait comme sa propre fille.

 - C’est Louise ? chuchota-t-elle pour ne pas être entendue des enfants.

- Non ! Voyant la surprise se peindre sur le visage de sa moitié, il prit une profonde inspiration.

- C’est Eva…

 Il ne put terminer sa phrase. Sophia, fermant brutalement la porte de la pièce, se tourna pour le dévisager froidement.

 - C’est une blague ? questionna-t-elle durement.

 Eric soupesait ses propos. Pouvait-il continuer ? L’attitude de Sophia ne lui donnait certes pas l’envie de poursuivre !

 - N-non ! Elle a besoin de mon aide…

- Elle a besoin de ton aide ? Avec tout ce qu’elle t’a fait ?

- Je n’ai pas le choix… elle est gravement malade…

- Et pourquoi toi ?

- Elle a besoin d’un rein. Le sien est atteint. Il lui faut une greffe très vite, et il s’avère que nous sommes compatibles… tu comprends bien que je ne vais pas demander à Louise ? Elle est trop jeune pour avoir un rein en moins…

- Tu te rappelles son comportement quand même ? Rassure-moi, tu n’as pas oublié ses agissements envers nous et Louise ? Comment elle a mis à la rue sa propre fille ? Comment elle t’a craché à la figure en te hurlant dessus ? Tu te souviens bien de tout cela, n’est-ce-pas ?

- Je sais, oui. Je comprends ton point de vue, c’est bien pour ça que je suis contrarié. Je n’en dors plus. Depuis que je suis au courant de son état de santé, cela me tourmente. Je me doutais bien que tu serais contre, mais elle n’a personne d’autre…

- Elle n’a qu’à se mettre sur liste d’attente comme les autres ! Enfin Éric, reprit-elle face au désarroi de son compagnon, mets-toi à ma place quelques instants. Je ne lui ai rien fait, Louise non plus ni toi d’ailleurs. Lorsque l’on s’est connu tous les deux, cela faisait bien longtemps que vous ne viviez plus ensemble. Pourtant, elle n’a pas hésité une seconde pour nous pourrir la vie, allant jusqu’à faire peur aux enfants en menaçant de nous tuer tous les deux si nous continuions notre relation. Tu te rappelles lorsqu’elle a déposé devant la porte le rat mort avec le mot « Vous serez les prochains ! » ? Tu t’en souviens ?

 À ce souvenir, Sophia sentit le vertige la reprendre. Quelle frayeur ce jour-là ! Les enfants n’osaient plus ouvrir la porte de peur de tomber sur une autre de ces horreurs. Eric n’avait pas voulu prévenir la police. Il avait refusé catégoriquement, et Sophia n’avait pas osé insister. Malgré tout, il avait été tout aussi profondément choqué que le reste de leur famille recomposée et éprouvait un réel dégoût pour la mère de sa fille. Louise refusait de la revoir, elle l’estimait folle. Depuis, lorsqu’elle n’était pas à l’internat, elle habitait chez son père et sa belle-mère.

 - Ce n’est pas elle qui a pris contact avec moi, c’est le spécialiste qui la suit. Il y a quelques années, nous avions fait des tests de compatibilité au cas où une situation comme celle-ci se présenterait. Je ne pensais pas que ce serait elle qui en bénéficierait.

- Je refuse que tu l’aides, quel que soit le domaine…

 Il l’interrompit brutalement :

 - J’ai pris ma décision Sophia. Je rentre à l’hôpital pour des examens complémentaires la semaine prochaine, et dans la foulée on m’enlève le rein. Fin de la discussion !

 Sophia le regarda sortir de la pièce, désemparée. Son homme se sentait obligé d’aider son ex- épouse. Pourtant, Sophia savait bien qu’au fond de lui, il l’exécrait.

Éric était un homme de parole, qui ne se défilerait pas. Alors, il ferait ce don qui lui coûtait bien plus que son organe. Il ne le faisait pas pour elle. Il acceptait ce sacrifice parce qu’elle lui avait donné le plus beau des cadeaux au monde, sa fille Louise. Pourtant, cette décision impacterait toute la famille, pas seulement lui. Ce genre d’intervention était dangereuse, même correctement maîtrisée. Il le savait. Il savait également que son sacrifice n’était pas anodin, en tout cas pour Sophia. Il se doutait bien qu’elle songerait qu’il tenait encore à son ex-femme, ce qui était faux. Simplement, il ne pouvait oublier les années de bonheur avec Eva, avant qu’elle ne sombre dans un délire profond, l’entraînant chaque jour davantage vers la folie. Malgré cela, elle restait la mère de sa fille et pour cela il se devait de l’aider.

Corinne Christol-Banos, décembre 2020

La nouvelle d'Agnès Martin-Lugand, Des lettres oubliées, qui a inspiré la piste d'écriture, est parue dans  13 à table! 2021, Pocket et les Restaurants du Coeur, Pocket 18254, nov. 2020.

 

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