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15 juin 2021

Le pot aux roses, par Florie

Piste d'écriture: un bouquet de roses éparses sur le sable

            Il est parti ; je vois bien sa place vide dans le lit, son absence à la table du petit déjeuner, j’entends bien la petite voix de Lily qui me demande quinze fois par jour où est papa, mais je n’arrive pas encore à intégrer ces trois petits mots à mon univers, à comprendre leur signification : il est parti. « J’ai besoin de réfléchir à nous », voilà tout ce qu’il a trouvé à me dire, ce soir-là, quand je suis rentrée des courses et que je l’ai découvert en train de faire sa valise. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si son idée initiale n’était pas de partir avant mon retour pour n’avoir rien à expliquer. Est-ce qu’on part brutalement, sans signe avant-coureur, après six ans de relation amoureuse aussi paisibles ? Est-ce qu’on a besoin de réfléchir, quand on a deux petites filles adorables dont l’une ne sait même pas encore marcher ?

Il va revenir, de cela, j’en suis presque sûre. Il aime trop ses filles, son confort, sa petite vie tranquille… Il m’aime bien encore un peu, moi aussi, on ne cesse pas d’aimer brutalement, sans prévenir. Il ne m’a pas dit qu’il me quittait, il ne m’a pas dit qu’il y avait une autre femme ; il a juste besoin de réfléchir, et quand il aura bien réfléchi, il lui paraîtra évident que sa place est ici.

Cela ne m’empêche pas de me sentir désemparée, perdue. Je ne comprends pas et j’ai peur. Je ne sais pas quels mots employer pour permettre à Lily, trois ans, de comprendre pourquoi son père ne vient plus la chercher à l’école, pourquoi il ne lui raconte plus ses histoires favorites le soir avant de dormir.

 

            Aujourd’hui, j’ai appelé la nounou et je lui ai demandé de veiller sur les petites pendant quelques heures tandis que je vais marcher sur la plage. J’ai besoin de prendre l’air, de respirer et de prendre un peu de recul sur les événements. Avec les filles, je n’ai pas une minute de répit à la maison depuis que Fabrice nous a laissées et j’ai désespérément besoin d’un moment pour moi.

Je marche longtemps le long de la mer gris-bleu sous un ciel bas. Ce dernier a pris une teinte en accord avec mon humeur et je lui suis reconnaissante de ne pas rayonner et éclater de couleur alors que mon cœur est si lourd. J’ai ôté mes chaussures pour sentir la caresse du sable sous ma peau. Il est froid et humide mais je n’en ai cure ; son contact me rassure et me fait du bien. Tout à coup, j’aperçois au loin les murs bas de la petite cabane en terre sèche où l’on aimait se réfugier, Fabrice et moi, durant les quelques semaines suivant notre première rencontre. Je me demande pourquoi mes pas, inconsciemment, m’ont conduite jusque-là, jusqu’à cet endroit si chargé de doux souvenirs qui me semblent à présent terriblement amers. Quelqu’un a tendu un tissu écarlate depuis son poteau central pour créer un abri, mais c’est bien elle, notre cabane. Une vague de tristesse m’envahit mais, comme attirée par un aimant, je persiste à m’en approcher de plus en plus. J’ai envie de retrouver ces sensations, de m’y noyer toute entière, tant pis si j’ai dix fois plus mal quand j’en ressortirai.

 

            Alors que j’arrive devant la cabane, un objet incongru accroche mon regard : suspendues au poteau de bois flotté, il y a une paire de lunettes, des lunettes de soleil à la monture rose fuchsia, du genre qu’on ne croise pas tous les jours. Quelque chose, comme un signal d’alarme, se met à clignoter furieusement dans mon esprit tandis qu’une sourde angoisse étreint ma poitrine. N’importe qui pourrait avoir oublié ses lunettes ici après s’être assis un instant sur le petit banc fait de parpaings installé contre le muret. Mais cette forme un peu carrée et cette couleur improbable me rappellent beaucoup trop une image bien précise pour que j’arrive à me raisonner. Une sueur glacée se met à couler le long de mon dos et je me laisse glisser au sol, envahie d’un épouvantable pressentiment.

Elle s’appelle Sovann, elle a seize ans, c’est l’une des patientes anorexiques que Fabrice suit dans son centre de rééducation. Il n’y a pas longtemps, il m’en a parlé pour me demander mon avis. Son état, m’a-t-il expliqué, a commencé à s’empirer et l’équipe médicale envisageait sérieusement de la faire hospitaliser. Il était parvenu ces derniers temps à établir avec Sovann une relation de confiance et son inquiétude bien légitime de thérapeute était que le fait de quitter le centre, où elle commençait à prendre ses marques, ait des conséquences plus désastreuses sur l’adolescente que si elle y restait. Cependant, Fabrice n’a pas eu gain de cause au sein de son équipe et sa préoccupation était de savoir si, déontologiquement, il était acceptable de prendre des nouvelles de sa patiente après son hospitalisation, une fois qu’elle serait retournée chez elle. Je me souviens très bien, tandis que mon sang se glace, de ce que je lui ai répondu :

« Tu ne peux te permettre de la contacter pour prendre de ses nouvelles que si tu es certain qu’elle ne repassera jamais par ton service et que plus jamais tu ne seras son thérapeute. »

Fabrice a approuvé, confirmant que c’était ce qui lui semblait le plus en accord avec son éthique professionnelle.

Une idée atroce, une pensée si tordue et si laide prend forme dans mon esprit que je lutte de toutes mes forces pour la repousser. Et si, ce jour-là, il avait cherché auprès de moi une bénédiction, mais pour quelque chose de bien plus grave que le simple fait de prendre contact avec sa patiente pour prendre de ses nouvelles une fois qu’elle serait sortie du circuit médical ? Et si, tout en ne me confiant qu’une partie de la vérité, il avait une autre idée en tête et avait tenté de se conforter dans cet odieux projet en obtenant mon approbation ?

J’ai vu Sovann une fois, alors que je passais en voiture récupérer mon compagnon à la sortie de son travail. C’est une gamine maigre à faire peur, avec un visage encore enfantin et quelque chose de terriblement fragile dans le regard, regard qu’elle a caché promptement derrière des lunettes carrées à monture fuchsia quand il a croisé le mien. « Tu vois, c’est elle, Sovann, » m’a-t-il dit très simplement en montant dans la voiture. Mon regard se porte à nouveau sur les lunettes accrochées à un clou sur le poteau de la cabane et un vertige me saisit.

Ce n’est qu’un hasard, ces lunettes dans notre cabane, qu’une coïncidence. Pourtant, je me lève et je m’avance sous le tissu écarlate qui sert d’auvent dans l’espoir insensé de découvrir autre chose, n’importe quoi, qui puisse me confirmer que le propriétaire de ces lunettes n’est pas l’adolescente anorexique. Et alors, me morigène ma raison, quand bien même ce serait la jeune fille, dans votre cabane, pourquoi donc voudrais-tu qu’elle y soit venue avec Fabrice ? N’a-t-elle pas le droit, cette gamine, de se balader seule sur la plage ?

Je ne poursuis pas longtemps ce débat intérieur car quelque chose attire mon regard, une masse abandonnée entre le banc et l’angle du muret. Je me baisse et ramasse entre mes bras tremblants un gros bouquet de roses. Les fleurs ne sont plus très fraîches mais une petite carte est encore glissée entre le ruban doré et le papier transparent.

Fébrile, je détache le carton rose pâle et, avant même de lire, je reconnais l’écriture fine et élégante, légèrement penchée, de l’homme qui a partagé ma vie pendant six ans et m’a fait deux enfants.

« Ma Sovann,

Nous sommes enfin libres. J’ai quitté la maison, te voilà sortie de l’hôpital. L’avenir nous appartient, que ces roses soient le gage de notre amour et de notre bonheur à venir.

Je t’aime à la folie,

Ton Fabrice »

 

            Je ne sais combien de temps je reste là, pétrifiée, mon regard incapable de se détacher de ces quelques mots. Je ne ressens plus rien, rien d’autre qu’un froid intense et un vide immense. Puis quelque chose se met à palpiter, à chauffer, à brûler au creux de ma poitrine. Une colère comme je n’en ai jamais ressentie s’empare de moi. Je déchire le ruban, le papier et, de toute mes forces, je projette le bouquet au loin sur la plage en poussant un hurlement de bête enragée. Comment a-t-il osé ? L’une de ses patientes ! Une mineure ! Une fille fragile, vulnérable ! Et il est allé jusqu’à lui donner rendez-vous dans ce lieu où nous avons commencé à nous aimer…

Criant toujours, pleurant, envahie d’un dégoût égal à ma détresse, je m’élance à toutes jambes sur le chemin du retour. Tandis que je dépasse le bouquet de roses échoué dans le sable, je remarque au milieu des larmes qui se sont mises à inonder mes yeux quelques mots écrits avec des galets, un peu plus loin sur ma droite : Sovy + Fab.

Ecœurée, je cours, je sanglote, je dépasse le chemin qui mène au parking, je fais demi-tour, je le manque à nouveau. Mon compagnon, le père de mes filles, m’a abandonné pour une adolescente malade, pour l’une de ses patientes, qui a vingt ans de moins que lui. L’homme à qui j’ai tout donné, ma confiance et mon amour, non content de me quitter pour une autre, est un criminel qui pourrait à tout instant partir en prison pour abus de sa relation d’autorité et d’influence sur une mineure particulièrement fragile.

0roses sur le sable

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