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9 mars 2022

Défi, par Danièle Chauvin

Piste d'écriture: le défi, à partir d'un extrait de Rien ne se perd, de Cloé Mehdi.

Micha et Lina.

Lina me regardait par en-dessous les deux pieds bien ancrés au sol, un bras tendu avec sa main gantée accrochée au premier barreau pendant que je montais une à une les fichues marches de cette grue. Bien sûr, je ne voulais pas la décevoir, surtout ce soir de Noël qui avait si mal débuté. On n’avait pas été étonnés, évidemment, c’était tous les jours pareil. Les parents s’étaient disputés à propos de rien du tout : le poulet qui n’avait pas fini de cuire au moment de le manger. Papa avait claqué la porte. C’est ça, avait crié maman, va rejoindre ta bande de pochtrons, et elle s’était enfermée dans sa chambre. Alors, Lina et moi, on était sorti. Dehors, la neige avait été repoussée en amas marronnasses sur les trottoirs.

— On va vers le chantier, avait dit Lina. Là-bas, la neige sera propre : personne n’y sera passé depuis qu’elle est tombée.

Je l’avais suivie en silence jusqu’au pied de cette grue. Et d’un coup, je ne sais pas ce qui lui a pris de me jeter ce challenge.

— Tu grimpes ?

Je ne me le sentais pas vraiment. 

— T’es sûre ?

Mais ça avait l’air de l’amuser

Je me demandais si elle me suivrait. Etait-elle déjà montée sur une grue, elle ? Elle en était bien capable, mais je n’en aurais pas mis ma main à couper. Je commençai à monter, pas du tout rassuré.

— Tu grimpes, toi aussi ? lui ai-je lancé sans me retourner.

Elle ne me répondit pas. Je poursuivis mon ascension, concentré sur mon effort, la peur au ventre. Je progressais à quatre pattes, deux sur une marche supérieure, deux en-dessous.

— Tu vois, c’est simple ! cria-t-elle.

— On voit que c’est pas toi qu’es ici !

— Ne regarde pas en bas, et tout ira bien.

Elle n’avait pas l’air de vouloir me suivre décidément. Ne pas regarder en bas, elle en avait de bonnes. Je me tordais le cou, les yeux rivés au sommet de l’échelle. Je tremblais de peur. Et de froid. Le métal était glissant et mon pied dérapait. Je me retenais de toutes mes forces de mes deux mains agrippées au-dessus de moi. J’appellai Lina.

— Viens ! C’est pas juste de me laisser tout seul !

— Je suis là.

Je sursautai. Cette fois, je vais m’écraser en bas, pensai-je. Tous mes muscles se contractèrent en même temps et je stoppai, tétanisé, incapable de bouger un doigt.

Je sentis la main de Lina dans mon dos et sa voix, tout à l’heure rieuse, était devenue grave.

— Respire, petit frère. Tu as fait un bon bout de chemin. Si tu te sens trop mal, on redescend.

Je jetai un regard vers le sommet de la grue. En effet il m’apparut plus proche que je ne le croyais. Je remplis mes poumons d’un grand ballon d’air, décollai une main pour la poser sur l’échelon supérieur, puis ce fut le tour de l’autre, puis chaque pied à son tour. La présence de ma sœur, toute proche, me calma un peu. En tout cas, je me sentais capable d’atteindre mon but si j’y allais doucement. Justement, Lina me conseilla :

— Prends ton temps. On a toute la nuit.

C’était vrai que nous avions toute la nuit devant nous, personne ne s’inquiéterait de nous avant le matin bien entamé. Alors, je poursuivis mon effort. Il n’y avait plus que Lina, cette grue et moi dans la nuit de Noël. Nous étions comme les étoiles, minuscules et inatteignables au milieu de l’immensité neigeuse. Le silence immobile veillait. La neige réfléchissait faiblement les lumières du quartier bordant le terrain vague.

Nous gravîmes patiemment, précautionneusement, les degrés qui nous menaient à la cabine. Combien de temps dura notre ascension ? Aucune idée car chaque geste, chaque respiration absorbait les minutes tant notre concentration se faisait dense. Et puis, enfin, le graal : la cabine était devant nous. Nous y pénétrâmes. Alors la récompense dépassa de très loin tout ce qu’on aurait pu imaginer. La ville s’offrait sous nos yeux, sous sa coupole étoilée, dans cette nuit si sombre et si froide de Noël. Nous étions les rois du Monde, plus hauts que les toits, plus hauts que les arbres. Notre royaume s’étendait à l’infini : immense tapis blanc à nos pieds, petites maisons clignotantes au loin, firmament scintillant de mille feux.

Nous restâmes dans cette cabine, la tête dans les étoiles, les yeux grand ouverts pour imprimer sur notre mémoire la magie de cette nuit de Noël unique.

cop. Danièle Chauvin, 2022

Texte de référence: Rien ne se perd, de Cloé Mehdi, éd Jigal, 2017

van-gogh-la-nuit-etoilee fragment

 

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