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1 avril 2007

Le monde à l’horizon, comme une orange, par Carole Menahem-Lilin

Assis en biais sur sa chaise, le coude appuyé sur le dossier, totalement absorbé, il regarde. Il se projette au-delà du tulle transparent des rideaux, au-delà de la croisée ouverte ; il contemple, derrière la barrière de bois vert foncé, les deux jeunes femmes converser. Elles ont des robes blanches qui définissent l’horizon. Elles ont des petits chapeaux fermés, qui assujettissent leur visage.

Il les contemple. Il sait qu’il ne verra rien vraiment au-delà d’elles. Ni la mer d’un émeraude pâli, ni la danse floconneuse des nuages, ni les bateaux à quai, leurs grands mâts tendus comme des bras, ni enfin les voiles là-bas, si denses et pures de possibles pourtant, ne le touchent réellement. Lui, il est dans le cadre formé – fermé – par ces deux silhouettes de femme. Il le sait ; il s’en contente.

Il s’en contenterait, lui ; mais elles non. Elles sont deux amies, cousines éloignées. L’une est diaphane et rousse ; l’autre brune et mate. L’une potelée et acide ; l’autre haute et calme. Il ne sait laquelle préférer, il ne sait laquelle aimer ; il les a connues ensemble, et la vérité est qu’il les chérit toutes les deux ; qu’il n’imagine pas les séparer. La moitié de son cœur s’endeuillerait avec l’une, la seconde se noierait avec l’autre. Et leurs cœurs à elles aussi souffriraient. D’un monde complet, son choix ferait deux moitiés de monde, palpitantes de douleur.

Il en est de certaines histoires d’amour comme d’un révélateur. Eugène sait qu’il a trouvé en June et en Julia ses deux moitiés d’orange, et que son bonheur s’épanouit à les regarder rire ensemble, chanter pour rien, se moquer de lui ou le câliner d’un sourire à fossettes. Souvent il s’oublie à les écouter discuter âprement, se chamailler, se quitter presque - pour à l’improviste glisser dans la connivence, dans la confidence ; puis soudain le prendre à partie, le prendre pour parti, pour arbitre. Il n’est pas inquiet… ou du moins pas longtemps. Il sait qu’à un moment ou un autre elles se tourneront vers lui. Dans cette configuration frémissante il se sent vivant, il redécouvre le plaisir de chérir sans songer à posséder ; il se redécouvre ; et la jalousie, la confusion, la blessure n’altèrent que rarement l’émerveillement. Car elles n’existent peut-être ainsi, confondues et distinctes dans leur perfection de jeunes femmes, que parce qu’il est là, à les regarder, à les pacifier. Et leur vitalité ne s’exprime si bien qu’à son rayonnement un peu sourd.

Eugène n’a pas choisi d’aimer une femme, mais un monde, le monde mouvant de deux amies attirées par le même homme. C’est un triangle fragile, captivant. Qui se rompra un jour comme le verre se casse, comme le tulle se froisse. Ce jour là, le cœur d’Eugène sera fêlé.

Ce jour-là approche pourtant à grands pas. Moi qui connais les deux jeunes femmes, je sais qu’elles ont pour projet de s’émanciper de cet impossible amour en partant ensemble étudier en Angleterre. Là-bas, les femmes sont plus libres, elles ont le droit de s’inscrire à l’université. Là-bas, elles vivront dans le même appartement, et personne ne s’en étonnera : deux Françaises exilées, il est naturel qu’elles se réfugient l’une près de l’autre, n’est-ce pas ?

Certains amours agissent comme des révélateurs. Julia et June ont compris que si Eugène ne parvenait pas à les séparer, s’il n’y songeait même pas, c’est qu’elles étaient indissociables ; c’est qu’elles s’aimaient, autrement que des cousines lointaines, autrement que des amies très proches. Eugène leur a donné le courage de cette lucidité-là. Son regard paisible les a bercées – et réunies.
Pour les avoir si bien regardées, bientôt, c’est lui qui se trouvera exclu ; hors de leur monde ; laissé dans une solitude qui n’aura plus que l’écorce, hélas amère, de l’orange.

Ce jour-là je l’inviterai à se tourner vers moi. Ou bien j’irai me mettre devant la fenêtre, à l’endroit que June et Julia affectionnent, où il les contemple pendant qu’elles commentent l’horizon. J’y resterai jusqu’à ce qu’il me voie, au moins m’entraperçoive. Je lui offrirai le soutien de mon regard.

Il y a longtemps que je l’observe ; que j’envie le respect inné qu’il a pour ce qui le dépasse et qui l’enchante.

(Il y a longtemps que je l’aime, je crois.)

En attendant de lui tendre mon âme, je le peins, je peins leur triangle.
Moi ? Je suis celle qui va entrer dans cette histoire, bientôt. J’espère être la courbe qui manque encore à son univers.
Je suis le quatrième côté de cette toile.

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