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1 juin 2008

Pauvre Gaspard!

Pauvre Gaspard!

 

« Je suis venu, calme, orphelin,

Riche de mes seuls yeux tranquilles... »

Paul Verlaine

 

 L'histoire se passe à Lénojac dans les Cévennes.... un petit village tranquille... en apparence! 

 Gaspard venait d'être assigné par l'Administration des Eaux-et-Forêts pour une cascade d'infractions  relevées à son encontre en forêt domaniale. A son de caisse et de trompe, le garde-champêtre était venu lui notifier sur place une citation à comparaître. Il devait se présenter le lundi 3 juin, à 14 heures, devant le Tribunal correctionnel de Lofrac.

 Quelle faute avait-il donc commis ce pauvre bougre? Pourquoi l'autorité supérieure s'acharnait-elle contre lui, qui ne demandait qu'à mener une vie paisible au milieu des vertes prairies.... Il n'avait plus confiance en la justice de son pays. « Une drôle de justice, en vérité, pensait-il car elle s'exerce au détriment des plus démunis, pour servir l'intérêt des puissants et opprimer les faibles. »

 En attendant, le malheureux avait dû subir in extenso la lecture du procès-verbal qui lui était signifié. Bien sûr, il ne comprenait goutte à la prose de l'agent verbalisateur. Le garde, au rude accent lozérien, roulait les « rrr » de sa voix rocailleuse. Ces mots (pour lui vides de sens) tombaient drus sur Gaspard, telles des rafales de pluie lors d'un « épisode cévenol »: « frréquentation sans autorrrisation d'une voie forrrestière interdite à la cirrrculation publique,  infrrraction prrrévue et rrréprrrimée parrr  l'arrrticle RRRR 331-3 du Code forrrestier, violation d'un espace prrrotégé au titrrre de la législation de l'Envirrronnement,... »

 Gaspard, durant cette interminable litanie, regardait l'agent municipal de ses grands yeux tristes. Il avait le doux regard des humbles et la simplicité candide des innocents. Son casier judiciaire était vierge. Car jamais de sa vie, il n'avait fait de mal, ni causé le moindre tort à personne. Jamais il n'avait été traduit en justice, il ne savait même pas ce que cela voulait dire. Il savait encore moins quelle contenance adopter devant les magistrats, ni quel rôle endosser. D'ailleurs, fallait-il vraiment qu'il jouât un rôle? ... A moins que ce ne fût son propre rôle! Ne lui suffisait-il pas d'être lui-même, tout simplement lui-même et rien d'autre? N'ayant aucun bien au soleil, étant encore moins possesseur d'espèces sonnantes et trébuchantes, il ne pouvait compter que sur sa bonne mine.  Il userait de sa voix charmeuse pour clamer haut et fort son innocence. Le Tribunal, s'il était composé de gens honnêtes et sincères comme lui, ne pourrait que le relaxer.

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 Le grand public ignore généralement (c'est une exception en matière de procédure pénale) que la poursuite des infractions commises en forêt soumise ressortit à la compétence juridictionnelle de l'Administration forestière et non celle du Parquet. Plus précisément, c'est un officier des Eaux-et-Forêts qui joue en l'occurrence le rôle d'Avocat général.

 Ce lundi 3 juin, le Conservateur du Languedoc en personne, Adhémar de Sambucy Hautécourt, un Lorrain de pure souche, s'était déplacé dans la plus petite Sous-Préfecture de France pour procéder lui-même à la réquisition. En grand uniforme, comme il est d'usage. Il voulait sensibiliser les magistrats à la gravité des faits reprochés au prévenu. En clair, son objectif était de « qu'on fît un exemple ». Il fallait que la sanction obtenue fût à la hauteur des infractions commises.

 Ce Fouquier-Tinville des temps modernes prenait très au sérieux son rôle d'accusateur public.  Bien sûr, il n'avait plus loisir de  « réclamer la tête du client ». Cela fait quelques siècles qu'on ne pend plus les coupables en France, comme on dit:  « haut et court », et beaucoup moins longtemps qu'on a cessé de les guillotiner. Mais il est encore possible d'assommer sa victime à force d'éloquence.

 Monsieur le Conservateur ne lésina pas sur les effets de manche, il en mit et en remit pour accabler le prévenu. Il qualifia les faits de « viol aggravé de la forêt publique », tout en évitant soigneusement le mot « soumise » qui renvoie fâcheusement aux filles du même nom. Il accusa Gaspard d'avoir dévasté le sous-bois en déambulant sous les vertes frondaisons. Pire: le prévenu s'était attaqué au « Saint des saints ». Il avait saccagé un parcours floristique du Parc national des Cévennes, regorgeant d'espèces rares et menacées. Un pur désastre! Il faudrait des années pour pallier les funestes conséquences de cet acte « de pure inconscience » et reconstituer ce site protégé.

 Un silence gêné suivit ce long réquisitoire dans la salle d'audience. Le public était pléthorique par rapport à la capacité du prétoire. Des représentants de la communauté scientifique, des militants  écologistes et même des journalistes s'étaient dérangés pour cet événement.

 Le Président du Tribunal commençait à s'assoupir. Il réprima un bâillement, puis annonça laconiquement: « La parole est à la défense ».

 Réputé « économiquement faible », Gaspard bénéficiait à ce titre de l'assistance judiciaire. Un avocat stagiaire - un jeune homme boutonneux - avait été commis d'office pour sa défense. Manifestement, c'était loin d'être « un as du Barreau », d'ailleurs ses honoraires devaient être en proportion. Cet avocat connaissait mal le droit de l'environnement en général et son dossier en particulier. Il paraissait mal à l'aise et ouvrait fréquemment le classeur à sangle contenant ses « anti-sèches ». Il bredouillait de plates généralités sur un ton monocorde. Il plaida, comme il fallait s'y attendre, la bonne foi de son client. Quand on en vint à ses facultés mentales supposées, Gaspard s'indigna qu'on le fît passer pour un « demeuré ». Durant la plaidoirie, il marquait de signes d'impatience en tapant rageusement des talons sur la parquet de la salle d'audience. Les deux gendarmes préposés au maintien de l'ordre ne savaient plus comment faire pour le tenir.

 Sentant que son client allait faire un esclandre, l'avocat changea de stratégie. Il délaissa ses notes devenues superflues. Il prit à contre-pied les arguments du Ministère public, arguant du droit de tous à profiter de l'espace, de la verdure et du bon air des Cévennes. Autrement dit, il prenait fait et cause pour l'accès à une nature libre et gratuite. Un parfum d'herbe tendre chatouillait le museau de Gaspard.

 Monsieur le Conservateur prit un air excédé, il se permit même – c'était contraire à tous les usages, il ne l'ignorait pas- de répondre à la défense sans y être invité par le président du Tribunal: « Apprenez, Maître, que la forêt n'appartient pas à tout le monde pour en faire n'importe quoi. Une forêt a toujours un propriétaire, et ce propriétaire, en l'occurrence, c'est  l'Etat . »

 - Mais enfin, l'Etat, c'est nous tous, rétorqua l'avocat! Allons-nous revenir à la société médiévale où l'usage d'un chemin donne lieu à la perception d'un péage!

 Le ton de cette joute verbale s'envenimait, l'ambiance du prétoire devenait houleuse.

 Une partie de l'assistance (encore et toujours les écolos!) manifesta par des cris son hostilité aux arguments de la défense, jugés désobligeants pour l'environnement. D'autres, venus en simples spectateurs ou curieux, ne cachaient pas leur hilarité. Un journaliste non prévenu se tenait carrément les côtes. Bref, l'audience tournait à la chienlit.

 Exaspéré par ce tumulte et le manque de sérieux des débats, le président agita sa sonnette. « L'audience est suspendue! » proclama-t-il. Il eut un bref échange avec les assesseurs et conclut: « L'affaire est mise en délibéré. Jugement à quinzaine! »

 Ce pauvre diable de Gaspard ne sut donc pas ce jour-là à quelle sauce il serait mangé. Il manifesta son peu de déférence envers ses juges en leur présentant son postérieur. « Tiens, il a oublié son bonnet! » s'exclama un mauvais plaisant. Ce spectateur, qui n'avait pas dû beaucoup vivre à la campagne, ajouta d'un air finaud: « D'ailleurs, ce n'est pas un Monsieur, c'est une Madame ». Gaspard lui prouva le contraire en pensant très fort à Fernande... et à Félicie aussi.  Sa performance atteignait un bon mètre, les hommes n'en font pas autant. L'avocat lui caressa la croupe et prit congé de son client sur un propos convenu, style: « J'ai bon espoir pour vous... ». Malgré cet optimisme affiché, il n'avait pas l'air très convaincu.

 En guise de remerciement, Gaspard lui répondit par  un braiment sonore « hi - han » et lança une ruade avant de se retirer dignement. Décidément, c'est cette attitude-là qu'il fallait choisir. Les ânes sont des animaux plus intelligents qu'on ne le croit.

 

Ô vous tous, ma peine est profonde:

Priez pour le pauvre Gaspard!

 

Notes et commentaires:


 Cette nouvelle part d'un fait divers authentique, qui fit en son temps la joie des lecteurs du « Canard enchaîné »: l'affaire des ânes de Génolhac, en Lozère. En 1995, une association de cette commune, qui louait des ânes bâtés aux randonneurs, fut citée en justice par l'Administration forestière pour avoir emprunté sans autorisation de voies interdites à la circulation publique. Ces routes ou pistes en forêt domaniale, habituellement utilisées pour la surveillance et l'entretien du massif font partie du domaine privé de l'Etat, géré par l'Office National des Forêts.

 Le procès-verbal de l'O.N.F. (25-07-95) donnait les précisions suivantes: « Nous avons constaté la présence d'un âne, attaché à un arbre avec une longe de 3 m de long environ pâturant dans la parcelle forestière n°65. Il s'agit d'un mâle de couleur grise, caractérisé par un filet noir sur l'échine et la crinière, filet descendant sur les épaules pour s'arrêter à la racine des antérieurs. Les sabots sont d'un gris très foncé. Un petit pansement adhésif est fixé sous l'oeil droit. L'animal est équipé d'un licol de couleur rouge et d'un bât à armature croisillonnée et toilée. Cet âne répond au nom de Gaspard. »

 Considérant qu'un préjudice était causé à l'Environnement pour « abroutissement d'espèces protégées et piétinements ponctuels de part et d'autre du sentier revêtu d'arène granitique compactée », le Parc national des Cévennes s'était également porté partie civile.

 Un grave débat juridique s'ensuivit sur le point de savoir si les ânes bâtés constituent ou non des « véhicules » au sens de l'article R 331-3 du Code forestier, et si l'association incriminée agissait en qualité de « détenteur » ou de « propriétaire ». Le second alinéa de l'article sus-mentionné punit de l'amende prévue pour les contraventions de cinquième classe « tout détenteur d'animaux de charge ou de monture trouvé en infraction en forêt hors des routes et chemins, sans préjudice des dommages-intérêts ». L'affaire fut d'abord évoquée au Tribunal de simple police de Florac (16 février 1996). Le président de l'association condamnée interjeta appel devant la Cour d'Appel de Nîmes. « Imaginez, déclarait-il à la Presse,  que l'écrivain Stevenson ait été condamné pour déambuler dans les Cévennes avec son ânesse Modestine... »

 

 Las! L'arrêt du 4 mars 1997 de la chambre correctionnelle confirma le jugement le condamnant à 5000 F d'amende, dont 3000 F avec sursis et 2000 F de dommages-intérêts. Aussi têtu que son âne, la président de l'association, qui était aussi maire de la commune, se pourvut en Cassation (pourvoi 97-81-788). Le 12 décembre 1997, au motif que « le détenteur n'était pas sur le terrain aux côtés de l'animal lors de la verbalisation », un arrêt de ladite Cour de Cassation annula la décision de la Cour d'appel de Nîmes, renvoyant la cause et les parties devant la Cour d'Appel de Montpellier.

L'affaire des ânes de Génolhac fut à nouveau jugée et se conclut par un non-lieu.

 Un second débat est venu se greffer sur le premier, concernant cette fois le sexe de l'âne verbalisé -  pour avoir circulé sans autorisation préalable et brouté la bonne herbe du Parc. « L'hebdomadaire satirique paraissant le mercredi » avait soutenu que l'âne Gaspard était en réalité une ânesse. L'objet du litige ne sera jamais tranché du fait que l'association louait simultanément des animaux de l'un et l'autre sexe et aussi que certaines personnes ne font pas clairement la différence entre un âne et une ânesse, ou encore entre un âne et un baudet...

 Le titre de la nouvelle (« Pauvre Gaspard! ») est tiré d'un poème de Verlaine (« Gaspard Hauser chante » - Sagesse, 1889) mis en musique par Georges Moustaki durant les années 70.

  « Quand je pense à Fernande... » se réfère à la célèbre chanson de Brassens.

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