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26 mars 2015

Mélusine, Ondine, Spiruline, par Jean-Claude Boyrie

 

Mélusine-Ondine-Spiruline

Théodule Trouvelot, surnommé Dudule en raison de la marque d'appâts qu'il emploie, occupe son temps libre en pêchant à la ligne. Ce paisible retraité des Eaux-et-Forêts passe ses journées sur les rives ombragées du lac de Vertchoux sur Son-sonnette, l'oeil rivé sur son bouchon. Un lieu d'autant plus chargé pour lui d'émotion qu'il est en quelque sorte le père de ce plan d'eau. Certains souvenirs, moins glorieux, s'attachent à sa création, qui fut un épisode-clé de sa longue carrière... Depuis lors, ici rien n'a changé. Théodule regarde danser au fil de l'eau le reflet des saules et des frênes. Le lac représente un monde à l'envers, flottant et sourd, qui l'appelle et l'interpelle. Absorbé dans la contemplation de ce cadre idyllique, il perd la conscience du temps.

En ce tiède après-midi de printemps, on assiste à l'explosion des nénuphars et renoncules d'eau. S'ajoute par endroits une salve d'iris en fleurs. La surface du lac scintille aux rayons indécis d'un soleil voilé. De temps à autre, un souffle de brise y fait naître des vaguelettes, qui vont ensuite se briser sur la grève en un doux clapotis. Des ondes concentriques se forment au passage d'une libellule, ou bien au délicat poser d'une nèpe, pour s'évanouir aussitôt.

« Angelus domini nuntiavit Mariae... »

Le pêcheur à la ligne est en train de sombrer dans une douce torpeur, quand un tintement étouffé de cloches monte jusqu'à lui. Comme le temps passe ! Il est déjà midi. Semblant sortir du fond du lac, trois fois trois coups, précédant le tintement horaire, retentissent au clocher de l'église. Ils invitent les fidèles alentour à réciter trois Ave d'après complies.

C'est alors qu'il la revoit distinctement, elle, Spiruline, qui fut jadis son ennemie jurée. Elle évolue entre deux eaux, dans une pièce nue au coloris vert glauque. On dirait le séjour d'une ancienne maison du village aujourd'hui immergé, qui se serait métamorphosée en aquarium. Est-il le jouet d'une hallucination ? Théodule assiste à la subite renaissance d'un univers familier qu'il croyait à jamais perdu. « Notre monde vient d'en trouver un autre  ! » se dit-il, stupéfait de voir, ou revoir, cet ectoplasme issu d'un lointain ailleurs.

Diaphane et gracieuse, la nymphe esquisse un pas de danse, invitant son partenaire à la rejoindre.

C'est alors que, sentant la piqûre d'un moustique sur non nez, le dormeur s'éveille en sursaut.

Dieu merci, ce n'était qu'un rêve.

C'était en quelque sorte une pasionaria de village que personne ici n'appelait par son vrai nom : Liliane Mèneguerre. On l'affublait de trois diminutifs en -ine : Mélusine en raison de son attachement à la culture vendéenne. Ondine, parce qu'elle avait coutume de se baigner nue à la rivière. Enfin Spiruline, du fait qu'elle cultivait cette algue bleue aux multiples bienfaits. Sitôt finies ses études à l'Université, cette fille résolue avait décidé de revenir vivre au pays. Exploitant le savoir acquis, refusant tout recours aux engrais et pesticides, elle s'était lancée dans « l'agriculture biologique » (considérée comme une pure extravagance à l'époque !) . Elle vantait les mérites de la fraise des bois, de la courge noisette-de-beurre et du potimaron, cultivait des variétés anciennes de tomates, qui seules ont du goût. Elle amenait sur le marché ses cageots de reinettes « Clochard », ces petites pommes ridées, qui ne payent pas de mine et dont raffolent les connaisseurs. Elle faisait germer l'épeautre et le fenugrec, avait même testé la culture du Crocus sativus, cueillant ces fleurs en nombre au petit matin, juste avant l'évaporation de la rosée. Après les avoir fait sécher, elle en prélevait délicatement le pistil aux trois stigmates rouge vif, dont elle extrayait, en dose infinitésimale il est vrai, le précieux safran.

C'est peu dire que les agriculteurs du coin ne voyaient pas l'aventurière en question d'un bon oeil. Cette manie qu'elle avait de laisser reposer la terre au lieu de l'amender pour en tirer le maximum ! En manière d'assolement, elle pratiquait la jachère fleurie. Au rythme d'un an sur quatre, on voyait ses parcelles se couvrir de coquelicots, anémones et autres bleuets, créant dans la campagne un camaïeu de tons bleus et rouge-orangé .

Mélusine-Ondine-Spiruline défiait l'opinion publique en n'ayant ni mari, ni compagnon connu. Aux confins de la très conservatrice Vendée, une femme sans homme suscite à la fois convoitise et défiance, surtout si elle est jeune et jolie. Ce ne peut être qu'un coeur à prendre, à moins qu'elle n'ait des moeurs contre nature. De fait, les mauvaises langues lui prêtaient une vie tumultueuse, on insinuait des horreurs à son sujet. Par exemple, il se disait qu'elle changeait d'apparence la nuit venue. Qu'elle portait une escarboucle au front, que son buste avenant de jeune femme était prolongé par une hideuse queue de serpent.

Au travers de l'eau calme, le carillon de cloches irréelles se poursuit. Tout d'abord assourdi, puis de plus en plus distinct, leur son s'intensifie, alors que lui répond, comme en écho, celui de l'orgue de l'église. On dirait que se déroule au fond du lac une cérémonie funèbre.

Ça y est, ça mord ! Le bouchon de sa ligne a brusquement plongé. Dudule, en pêcheur averti, se garde bien de ferrer sa proie aussitôt. Un moment d'attente s'écoule, insoutenable suspense. On pourrait croire toute l'énergie de l'opérateur concentrée dans son seul avant-bras. Puis, il imprime un coup sec à sa gaule. Ce geste vif se heurte à une résistance inattendue. Est-ce donc un cachalot qu'il tient au bout de l'hameçon? Peu vraisemblable ! Il s'agirait plutôt d'une grosse carpe... Ou, pourquoi pas ? D'un brochet ! Ce féroce carnassier, seigneur des eaux, peut atteindre une taille prodigieuse, après que ce vorace ait ingurgité tous les poissons de l'étang. Dudule grille d'impatience en attendant de connaître le fin mot de l'énigme.

Plus il tire sur le fil, plus ce dernier se tend. Quand le pêcheur le sent prêt à se rompre, il lui faut bien se rendre à l'évidence : sa ligne s'est tout simplement accrochée à quelque obstacle, une touffe d'herbe ou un corps immergé. Dudule entre dans l'eau boueuse avec ses cuissardes, entreprend de dégager sa ligne à petites secousses. Y parvient. Une masse gluante, filamenteuse, est accrochée aux ardillons de l'hameçon. La « chose » flotte entre deux eaux avec des mouvements d'algue, elle va et vient au gré du courant. Horreur ! C'est une chevelure féminine !

Le ciel est devenu livide, le temps se fait de plus en plus lourd et menaçant. On dirait qu'il y a de l'orage dans l'air. C'était par une journée semblable qu'il avait rencontré cette fille, cause de tous ses ennuis. Une histoire de jeunesse à mettre aux affaires classées. Depuis lors, beaucoup d'eau a coulé dans la Son-Sonnette. Évoquant ces souvenirs, Théodule Trouvelot se sent plutôt mal à l'aise. Il ne va pas jusqu'à éprouver du remords, mais les choses qui ont mal tourné lui reviennent en mémoire, en dépit de la propension naturelle qu'a son cerveau à les gommer.

En ce temps là, Dudule était jeune et photogénique. La culture du maïs, encore exotique, avait atteint un seuil critique, on ignorait pourtant les variétés transgéniques. Qu'avait à faire le « géant vert » en Bas-Poitou, région qui connaît la « pseudo-sécheresse » en été ? Théodule se trouva confronté à un besoin crucial de ressource en eau, dont le maïs est singulièrement gourmand. Pour résoudre le problème, cet ingénieur agronome débutant n'avait à sa disposition que de belles théories, quand il eût fallu faire preuve de jugeote ou d'esprit critique. Il avait des excuses : en dehors de l'agriculture productiviste, nul n'imaginait alors de salut.

Dans ce contexte, il proposa de barrer la Son-sonnette, un clair ruisseau mêlant les eaux du Son et de la Sonnette, avant de confluer avec la Dive niortaise, un fleuve côtier qui se jette dans la mer au golfe des Pictons. La vallée se prêtait bien à la réalisation d'une retenue aux fins d'irrigation.

Un seul souci : le plan d'eau futur aurait pour effet de submerger un village et quelques centaines d'hectares de terres environnantes. Simple détail en regard du progrès économique escompté ! Bien sûr, le village serait reconstruit un peu plus loin et tous ses habitants reclassés !

Conçu dans l'intérêt de tous, ou supposé tel, le projet de barrage avait longuement mûri. Le dossier, soutenu par les notables locaux, avait reçu toutes les bénédictions administratives. L'essentiel des financements même était obtenu. Juste un petit effort, et si tout allait bien, on pourrait passer aux expropriations, puis à la réalisation des travaux.

C'était sans compter sur le Comité de défense qui venait de voir le jour. Liliane Mèneguerre en était la bouillante égérie. Pressentant les difficultés à venir, Théodule avait accompagné le commissaire enquêteur en mairie. Il avait déployé des prodiges d'éloquence pour expliquer aux habitants les avantages du projet, fait miroiter le sacro-saint développement économique, au travers de l'irrigation, de la pêche et des activités nautiques. Lui-même se serait fort bien vu capitaine d'un pédalo.

Il s'était heurté à Mélusine-Ondine-Spiruline. Une coriace, celle-là ! Car ce n'était pas une vulgaire péquenote qu'il avait en face de lui. Liliane Mèneguerre, à peu près du même âge que Théodule, était diplômée de l'université des sciences, donc en mesure de le combattre sur son propre terrain. Elle avait un niveau de connaissances comparable au sien, usait pour lui tenir tête des mêmes termes que lui, y ajoutant une bonne louche de B.S.P. (bon sens paysan).

Bref, elle répondait du tac au tac, lui retournant ses arguments comme on renvoie un boomerang.

Comme il eût voulu haïr cette redoutable adversaire, qu'en sa pugnacité même, il ne pouvait s'empêcher de trouver séduisante ! Ah, si seulement cette charmante fille n'avait pas gaspillé son énergie à combattre ses projets !

Son seul tort était de lui avoir expliqué que les lieux où l'on vit ont une âme.

À force de ressasser ses erreurs et échecs passés, Théodule en oublie sa ligne et s'assoupit. Et voilà qu'il entend à nouveau le son de cloche venu de l'église engloutie. Elle tinte à présent sur une seule note, lugubre et persistante comme le glas. Un à un, s'égrènent les sombres coups du Destin.

Entrouvrant les yeux, il s'aperçoit qu'autour de lui quelque chose a changé. Incroyable, mais vrai ! Le niveau de l'eau a soudain baissé. Il s'en rend compte en voyant s'élargir la frange limoneuse de l'étang. Petit à petit, le clocher de l'ancien édifice émerge sous son regard médusé. Les cimes, puis les branches décharnées d'arbres morts pointent le bout du nez, suivies de leurs troncs fossilisés qui refont surface à leur tour. On voit maintenant resurgir les murs de maisons en partie écroulés, d'anciens panneaux signalent des rues oubliées et autres lieux publics dont personne ne se soucie plus.

Enfin, le corps nu d'une jeune fille apparaît, admirablement conservé. Torse de femme et queue de serpent, c'est une ondine aux longs cheveux. Mélusine telle qu'en songe, oui, c'est bien elle. Un vivant reproche ! Alors, il se souvient pour de bon.

 Inévitablement, l'Administration avec un grand A avait eu le dernier mot. « Mécanique victoire ! » Il ne pouvait en être autrement, c'était dans l'ordre des choses. Le projet de retenue, en dépit des oppositions qu'il suscitait, avait fini par se réaliser.

Juste après l'inauguration du barrage, il s'était passé quelque chose de terrible. La pasionaria du village avait alors reconnu sa défaite et rendu les armes. Tout au moins, fait semblant. Mais peu de temps après, Liliane Mèneguerre avait mystérieusement disparu.

Le bruit courut au pays qu'elle s'était noyée dans le plan d'eau.

Théodule fut torturé par l'idée que la jeune femme avait péri par sa faute. Il pensa que sa vie entière ne lui suffirait pas pour se racheter de son crime.

Bon, c'est déjà loin tout ça. À quoi bon revenir sur cette histoire ancienne ? Théodule, enfin réveillé, reprend progressivement contenance, et le lac son allure normale. Plus rien n'apparaît à la surface de l'eau. Les sonneries de cloches fantômes se sont tues. Le cauchemar est dissipé.

À présent la journée s'achève. « Mauvaise pêche ! » maugrée-t-il, songeant qu'il va rentrer bredouille à la maison. Enfin, ce n'est tout-à fait vrai. Sur la rive, à côté de son banc de pêche, le paquet d'algues bleues, qu'il a tiré de l'eau peu profonde, en le prenant d'abord pour une chevelure, achève de sécher au soleil. Il s'agit tout simplement de ces cyanophycées, dont on extrait la spiruline, un complément alimentaire apprécié.

Pour couronner le tout, quelques ablettes, offertes par un copain charitable, ou disons, plus chanceux, sont venues garnir le fond du panier. De la sorte, l'honneur est sauf. Sa femme aura le temps d'accommoder ces poissons pour dîner. De quelle humeur sera-t-elle ? Aura-t-il affaire à Mélusine, Ondine, ou Spiruline ? Il se le demande bien.

Car, on le sait, ces trois surnoms ne désignent qu'une seule et même personne : Liliane Mèneguerre, encore et toujours. La nouvelle de la mort de la pasonaria de Vertchoux sur Son-Sonnette était fausse. Au terme d'une longue quarantaine (ou simple bouderie ?), elle était revenue au village où elle avait repris ses activités. Il l'avait rencontrée à nouveau, s'était excusé de son aveuglement, lui avait arraché un furtif sourire. C'était juste une entrée en matière. Une chose après l'autre, ils avaient fini par se réconcilier. Quant à la suite....

Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir épousé sa meilleure ennemie.

 

Citation : Michel de Montaigne, Essais (III, 6), « Des Coches ».

Clin d'oeil musical : Debussy, « la Cathédrale engloutie », Préludes pour piano, Livre I.

Image-titre : sur une photographie d'Estelle Lagarde, « Contes sauvages ».

 



 

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