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30 juin 2009

La Trois bis

La « TROIS bis »

ou:

« Ceux qui m'aiment prendront le tram... » (1)


TRAMWAY

  Pour fêter « ce jour-là », Max n'avait rien trouvé de mieux qu'inviter ses proches à faire un voyage avec lui par le tram.

  « Ce jour-là », c'était celui de son anniversaire. Il ne savait plus très bien lequel. Au fur et à mesure que s'égrenaient les mois, les années... Max oubliait d'en faire le compte. Il finissait par s'embrouiller.

 Une chose était sûre, cependant : son anniversaire tombait un 21 juin, le jour le plus long, celui du solstice d'été. A cette date, on peut tabler raisonnablement sur du beau temps. Ensuite aussi, d'ailleurs...  avec un seul ennui : les jours raccourcissent !

 Dès le 18, en  prévision de « l'évènement », Max s'était fendu d'un message laconique à l'attention de sa parentèle : « Ceux qui m'aiment prendront le tram. »

 Il ne précisait pas lequel. Ni pour aller où. Ni pourquoi faire. Ni si le voyage était offert et par qui. Ils verraient bien....

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 Au même moment, Valéry Sapristi, couturier-décorateur styliste, recevait les félicitations du jury pour son décor peint des wagons de la « Trois bis », la dernière née des lignes de tramway de Clapas-sur-Lez.

 Cette commande prestigieuse, Sapristi l'avait obtenue à l'arraché. Son projet initial : « Carré gris sur fond gris » (2) n'avait pas suscité l'enthousiasme des foules. Trop audacieux ? Trop novateur ? Certains jugeaient la couleur triste. D'autres trouvaient ( et pour cause ) que les motifs ne ressortaient pas suffisamment. On ne refait pas le public. Ces gens-là - le vulgum pecus - veulent des couleurs éclatantes, du bling bling. Dans le cas d'espèce, le public recherchait un décor emblématique de la Grande Bleue, du Sud intense, du soleil omniprésent – ou censé l'être.

 Sapristi tint bon. Ce pro de la transgression des codes aimait choquer. Il méprisait les conventions, les idées reçues, les clichés, ne voulait pas faire de « son » tram une carte postale de la région. Il testa successivement le gris perle, le gris souris, le gris éléphant, le gris Conseil d'administration, le gris jour de pluie. Rien n'y fit : c'était toujours du gris. Il ne lui restait que la possibilité de jouer sur le motif.... Sapristi proposa de changer le carré en losange, puis en polygone. Du polygone, il passa au cercle. Puis fit une croix sur le cercle. Oui, « la croix », c'était une bonne idée.

 « Croix grise sur fond gris » ne fit pas ce qu'on appelle « un carton », mais enfin le projet fut retenu, c'était l'essentiel. La croix conférait à la Trois bis le charme discret des Pompes funèbres. On ne parlerait plus désormais sur le Clapas que du « gris corbillard ».

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 Pour ceux qui seraient tentés de croire qu'il ne s'agissait là que d'une affaire de goûts et de couleurs, une piqûre de rappel s'impose ici. Le tracé proprement dit de la ligne avait fait quelques mois plus tôt l'objet d'âpres débats au sein du Conseil d'agglomération. Le Seigneur des Arceaux, un certain Picrochole (3), soutenu par une poignée d'irréductibles, avait décrété une fois pour toutes que le tram s'arrêterait pile poil en limite communale de Clapas sur Lez, c'est à dire au beau milieu des vignes. Ce qui n'avait pas manqué de susciter l'ire des Falbaliens, objectant au nom du simple bon sens que la « Trois bis » devait être prolongée jusqu'à la mer. On en vint aux mains. Le ministre des Transports dut trancher ce débat - qui n'était, vu des sphères parisiennes, qu'une querelle de clochers. Les « Sages » furent consultés. Leur arbitrage tint en trois points :

 1/. Le tracé de la ligne se devait de répondre au seul critère de fonc-tion-na-li-té. Qu'es  aco ?

 2/. S'il est admis que la fonction crée l'organe, elle doit donc logiquement le financer.

 3/. Par voie de conséquence, serait affecté à la construction de la nouvelle ligne de tramway le produit d'une taxe sise  sur les matelas de plage, les ballons de caoutchouc, les pelles et les seaux en plastique, le sucettes chaudes et autres chichis.

 Clapassiens et Falbaliens retinrent leur souffle, de peur qu'on ne taxât aussi l'air qu'ils respiraient.

 Max n'avait cure de ces multiples péripéties de la guerre picrocholine. Une seule chose comptait à ses yeux : la perspective de retrouver, cinquante ans après sa disparition (4), le petit train de sa jeunesse, dont la nouvelle ligne de tram empruntait comme par hasard le trajet.

 Au fond, la vie est un éternel recommencement. C'est d'ailleurs sur ce principe que sont bâties les « nouvelles en boucle ».

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 Et c'est ainsi que « ce jour-là », 21 juin, qui tombait un dimanche, la Grande famille se retrouva Gare des Esplanades. Une joyeuse animation régnait sur cette place, la Fête de la musique devant débuter le soir même. C'était déjà le grand chambardement. Les employés municipaux entreprenaient de monter les tréteaux pour dresser les estrades. Quelques artistes arrivés en avance commençaient à accorder leurs instruments. Les premiers flonflons se faisaient entendre. Au branches de platanes, on accrochait les violons du bal. au milieu de ce remue-ménage, de cette foule bigarrée, les parents et amis de Max se sentaient « décalés ». Oui, c'était une chose étrange que de voir évoluer, parmi des fêtards en tenue décontractée, de graves personnages coiffés de canotiers et chapeaux melons, des dames en robe longue à faux-derrière portant la voilette pour se protéger des rayons du soleil et leur progéniture en costume marin.

 Au coup de sifflet du chef de gare - dont on se plut à taire les infortunes conjugales - le convoi s'ébranla. Le tram s'engouffra sur une sorte de viaduc qui menait des Esplanades au pied de la Citadelle. Personne ne parut étonné que la voie empruntât l'accès piéton d'une galerie commerciale. Juste en contrebas s'étendait un vaste marécage qui devait servir ( sauf erreur... ) de champ de manoeuvre à la garnison de la ville. Malgré tout, Max avait peine à reconnaître les lieux, tant ce terrain vague avait changé.

 De grands immeubles blancs d'allure pompeuse avaient poussé de part et d'autre d'une place impeccablement symétrique. L'ordonnance de l'ensemble et le classicisme de ses proportions renvoyaient plus à l'architecture mussolinienne qu'à celle du siècle de Périclès. Max supposa qu'il s'agissait de décors montés là pour le tournage d'un film à grand spectacle. Il s'attendait à voir surgir (par exemple)  les éléphants de carton-pâte de « Good morning Babylonia » (5). Les figurants n'avaient pas l'air de s'ennuyer. Un petit groupe d'entre eux pique-niquait sous les platanes. D'autre chantaient des cantiques au bord d'une fontaine. Les adeptes d'une secte inconnue écoutaient deux prédicatrices dans un silence religieux. Une autre sorte d'énergumènes, ceints de boas en plumes multicolores, s'agitaient au rythme frénétique de la Bossa nova.

 « Décidément, nous vivons dans un monde fous »  se dit Max. Heureusement qu'il en restait des comme lui pour avoir gardé le sens commun. C'est pour cela que ses parents et amis avaient tous répondu « présent » à son invitation. Cet appel, celui du 18 juin, avait été entendu ; cela faisait du nombre, même si ce n'était pas le Nombre d'or.

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 Au départ de Clapas sur lez, la rame de tramway était pleine à craquer. Toutes les tranches d'âge étaient représentées dans le compartiment : les jeunes, les moins jeunes et les carrément vieux. Avec un point commun : tous manifestaient une bonne humeur communicative. Ce sourire bienveillant,  Max le leur rendait au centuple. Oui, pensait-il, mieux vaut se retrouver ensemble « ici, maintenant » plutôt que « nulle part, jamais ». Hélas, au fur et à mesure que les stations défilaient, des mouvements de population devinrent perceptibles. Par exemple, au premier arrêt, un jeune couple monta dans le tram avec un nourrisson qui braillait. A la station suivante, ce fut un groupe d'ados d'allure punk ( ou gothique ? ). Puis de jeunes cadres encravatés firent leur apparition, traitant les précédents avec mépris, imbus de leur importance sociale et fiers d'être à présent « aux commandes » de la Société.

 Au niveau de la traversée du Lez, les gens d'un certain âge commencèrent à descendre. Au fond peut-être étaient-ils déjà las du voyage. A moins qu'ils n'eussent mieux à faire ailleurs. Ensuite, ce fut le tour des impotents, des infirmes, des malades identifiés. D'autres filaient en douce sans qu'on sût trop bien pourquoi. Peut-être fallait-il mettre leur défection sur le compte d'un temps médiocre.... Le plus agaçant de l'histoire, c'est qu'en essayant de deviner le prochain qui allait partir, Max se trompait à tous les coups. Ceux demeurés dans le compartiment affichaient toujours la même mine consternée lorsqu'un des leurs tournait le dos pour ne plus reparaître. On se demandait bien pourquoi, car  personne n'y songeait plus ensuite jusqu'à ce qu'un autre à son tour désertât.

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 Depuis belle lurette, la ville ne s'arrêtait pas au franchissement du Lez. Soulagement pour les voyageurs, au-delà de cette limite, qui n'en était plus une, leur billet restait toujours valable. Sur la rive gauche de la rivière, ils virent le même genre d'immeubles que de l'autre côté, un paysage urbain qu'ils trouvèrent à la fois rassurant et terrifiant. A chaque étape, cependant, ce paysage se transformait insensiblement : une banlieue sans relief succédait à des faubourgs dénués de caractère. Suivirent des villages au noms obscurs. Puis de simples lieux-dits. Des habitations clairsemées. Enfin, des mas perdus dans la garrigue. Le tram roulait à présent en en rase campagne.

 A l'approche de chaque station, le nom de celle-ci s'affichait sur un écran lumineux, une voix suave annonçait la gare suivante ainsi que le temps de parcours restant jusqu'à Falbala. Tout cela s'enchaînait à merveille, fonctionnant comme les rouages d'un mécanisme bien huilé. La rame circulait lentement, sans à coups, en silence. Elle roulait sur les rails aussi légèrement qu'une nef glisse sur l'eau calme. De temps à autre, un discret tintement de cloche signalait son passage aux imprudents tentés de s'aventurer sur la voie.

 Son tracé, compromis né de trois ans de vaines polémiques ( tout ça pour ça... ), serrait au plus près le cours du Lez. Une rivière tumultueuse, si l'on en jugeait à l'importance des endiguements protégeant la zone basse en cas d'inondation. Au moins, cette élémentaire précaution évitait au tramway de s'engloutir dans le marécage.

 Au bord de l'étang, des flamants roses picoraient dans la vase, ils ne levaient même pas le bec au passage du convoi. Tout aussi indifférente, une famille de colverts nageait en file indienne sous l'oeil vigilant des parents emplumés. La badigoince des marais faisait le pied de grue. Un héron, chasseur redoutable, fondait en piqué sur sa proie.

 L'atmosphère plus fraîche annonçait déjà l'approche de la mer. Le cri des goélands se faisait entendre au milieu du cliquetis des roseaux. Ceux-ci frémissaient au vent du large. Le trait de côte était à présent bien visible à l'horizon. Ce n'était pas l'arc éblouissant, radieux, auquel s'attendait Max, car la brume marine allait s'épaississant.

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 A l'intérieur du compartiment, les visages familiers se faisaient de plus en plus rares. Le héros du jour redoutait de se retrouver bientôt sans personne de connaissance. Il est vrai que ceux qui l'accompagnaient tout d'abord avaient déjà tiré leur révérence. Aux yeux étonnés de Max, le tramway se peuplait progressivement d'inconnus qui allaient et venaient sans lui prêter la moindre attention. Peut-être n'était-ce que le prologue d'un drame inéluctable. Une sourde angoisse le tenaillait sans qu'il sût pourquoi.

 Au fond, se dit-il, Sapristi n'a pas eu tort d'orner son tram de croix grises sur fond gris. Ce décor s'accordait avec l'ambiance lugubre du lieu. Décidément, la fin du trajet dégageait une ineffable tristesse. La voix « off » retentit pour la dernière fois dans le wagon, annonçant son arrivée imminente en gare de Falbala les Flots.

 « Terminus ! Tout le monde descend ! »

 Eh oui, c'était son tour à présent, pas moyen d'y couper. A présent, il fallait assurer : bains de mer ou pas, seul ou accompagné, puisqu'il avait fait l'essentiel du trajet, il devait mener le voyage à son terme, il était venu pour cela.

 C'est vrai que Falbala sous le brouillard marin n'a rien de vraiment avenant. Cette station balnéaire en vogue avait même des allures de désert. Pas un baigneur. Aucun passant sur le mail. Si, tout de même : un unique promeneur au bord de l'eau. cette minuscule silhouette face à la mer semblait perdue dans une immensité glauque. Quel était cet hurluberlu ? Peut-être un artiste... Il n'y a que ces gens-là pour trouver quelque beauté à la grisaille.

 A cet instant précis, un rayon de soleil déchira les nuages. Eblouissant. Max dut cligner des yeux, grisé d'espace et de lumière. Le paysage se fondit soudain à sa vue en trois registres colorés. La plage ocre pâle. Un coin de ciel bleu délavé déteignant dans la mer telle une toile de jeans. Les flots vert-de-gris éclaboussés d'aigue-marine.

 Max fit quelques pas sur la grève en direction du promeneur, qui paraissait absorbé dans sa contemplation. L'homme finit par se retourner. Ce visage ne lui était pas inconnu. Il avait déjà rencontré quelque part quelqu'un qui lui ressemblait. Mais où donc ? Ah oui, à Ornans, dans le Jura, à l'occasion d'un enterrement. Fa tems ! (6)

 Brusquement le nom de l'artiste-peintre lui revint, Max souleva son chapeau et lui lança son salut le plus cordial :

 « Bonjour, Monsieur Courbet ! » (7)

MEDITRRANEE

Notes et commentaires :

  1. « Ceux qui m'aiment prendront le train » : titre d'un film français de Patrice Chéreau, sorti en 1998, illustrant une phrase du cinéaste François Reichenbach  ( +1993).

  2. Référence à l'oeuvre abstraite de Malevitch : « Carré blanc sur fond blanc ».

  3. C'est-à-dire « bile amère ». Despote imaginé par Rabelais ( « Pantagruel » ).

  4. En 1965.

  5. Film des frères Taviani, 1987.

  6. il y a longtemps.

  7. Ce dernier paragraphe fait référence à deux toiles célèbres de Gustave Courbet : « La rencontre » et « La Méditerranée » ( toutes deux au musée Fabre de Montpellier ).



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