"Joi", Cobla IV : "Entendensa d'amor..." par Jean-Claude BOYRIE
«JOÌ »
(Cansò)
Cobla .iiii. (carta) :
entendensa del Ben.
Je suis la voix du troubadour.
Vile jouissance n'est rien.
Qui s'entend aux jeux de l'amour
a l'intelligence du Bien.
La fin'amor est pure flamme
où brûle ardente passion.
Pour louer, célébrer ma Dame,
en
huit couplets, je suis chanson.
Rose est enjouée au sens premier du mot « joÌ »: la joie, l'exaltation, le jeu. Ce terme est intraduisible en langage moderne. Les mots « jouissance » et « joute » sont ceux qui s'apparenteraient le mieux. Hélas, de l'une et de l'autre, je n'ai cure : à l'âge que j'atteins, l'unique joute amoureuse autorisée est celle de l'esprit.
D'aucuns prétendent au village, en exagérant un peu, que je ne m'intéresse qu'aux vieilles pierres. Leur étude s'avère moins propre au déduit (1) que le commerce des jeunes femmes. Tout dépend en fait de la manière dont on entre dans le vif du sujet.
Pour m'en tenir à l'archéologie, j'en connais de deux sortes : la militante et la bavardante. Je pratique la première. Abandonne la seconde aux journalistes.
Une fois de plus, j'ai gaffé. Rose n'a pas apprécié, mais alors pas du tout, ce genre de réflexion aigre-douce. Je ne retire pas pour autant mes propos. Alors, pour me faire pardonner, je l'invite à une dégustation d'huîtres au mas des ostréiculteurs. Que diriez-vous d'une douzaine de spéciales, grasses, charnues à souhait (elles sont encore en période de frai) ? Cela ne se refuse pas. Notez qu'elles ont un petit goût de noisette qui ne gâte rien.
Nous voici donc attablés sous les canisses au bord du grau (2). Sur nos têtes, la canne de Provence remplace avantageusement le bambou. Le présentoir, en forme d'une barque catalane, arbore des couleurs éclatantes, dignes de la naissance du Fauvisme (3). A mes yeux, Matisse et Derain n'ont rien inventé.
Faux-jour. Le soleil se couche sur les Corbières. A l'horizon embrasé, le village se profile en silhouette. De l'endroit où nous nous trouvons, le regard se porte jusqu'à l'extrémité de l'assise rocheuse à l'origine de son nom occitan : « La Roca ».
En femme avisée, Rose engage la conversation sur un terrain neutre, ou qu'elle considère comme tel. La journaliste qu'elle est garde un ton professionnel, nous sommes bien là pour travailler ?
« Monsieur
l'instituteur, demande-t-elle, que signifie la devise : « Roc
est clair »,
celle inscrite sur les armoiries du village ? »
- Elle évoque la couleur
blanche de cette falaise calcaire...
[
A question pertinente, réponse farfelue. J'aurais pu dire
« fadaise » au lieu de falaise. Mon
interlocutrice, plus « achauride »
(4) qu'elle n'en a l'air, propose une autre explication tout aussi
fantaisiste : ]
- Si
l'on écrit « Roc
éclaire »,
cela évoque, n'est-ce pas, la lampe du phare. Celle qui
brille par intermittence au bout du cap....
- Astucieux. N'auriez-vous pas une
autre idée plus originale ?
- En
cherchant bien, oui. « Roc
éclair »
suggère une interprétation mythique. C'est la lumière
fulgurante qui précède le coup de foudre.
- Nos troubadours appelaient cela
« l'entendement d'amour ».
- Justement. Entendons nous ! La
trajectoire de l'éclair se brise en de nombreux zig-zags
avant d'atteindre son but. Un peu comme les flèches qu'Eros
lance en aveugle.
- « Toutes blessent, la
dernière tue » (5). Excusez-moi de citer ce dicton
funèbre. On lit cela sur le cadran solaire du beffroi.
- Alors,
retenons l'orthographe « Roc-Eclerc »
et restons-en là.
[ Nous rions sous cape. Cet entretien ne mène à rien, mais a le mérite de tromper la faim. Il faut bien laisser au patron le temps d'ouvrir les huîtres. Enfin, voici le plateau si convoité. Les futures victimes de notre gourmandise sont servies sur un lit d'algue et de glace pilée, Picpoul à l'appui. ]
« Je
crains bien, remarque-t-elle en détachant de sa fourchette la
chair délicate du mollusque, que ces pauvres bêtes
ignorent tout des subtilités de la Fin' amor.
- Ah, fais-je, première
nouvelle ! Qu'en savez-vous ?
- L'huître est de nature
timide, elle vit repliée dans sa coquille. A se demander même
comment les deux sexes font pour se rencontrer pour assurer la
perpétuation de l'espèce....
- Mais le plus simplement du monde
! Les huîtres sont hermaphrodites, tour à tour mâles
et femelles, donc vouées – si l'on peut dire - au plaisir
solitaire.
- Les pauvres ! Elles ne
connaîtront jamais de vie sentimentale ?
- Je le crains pour celles que nous
sommes en train de mange, qui ont dû commettre des péchés
dans une vie antérieure. Ici, vous êtes en pays
cathare, ne l'oubliez pas. Les âmes errantes peuvent se
réincarner dans une nouvelle enveloppe charnelle, élire
indifféremment (ce qui peut ménager des surprises) un
être humain ou un animal de l'un ou l'autre sexe. Huîtres
comprise.
- En ce cas, n'est-ce pas un crime
de les gruger ?
- On peut tourner la difficulté
ainsi. La « bonne doctrine » interdit de tuer
toute créature, mais non de l'avaler vivante. Ne boudons pas
le plaisir éphémère que nous procure cette
dégustation.
- Oui. Ce que nous offre l'instant
présent doit être consommé tout de suite et sans
modération. [
Ce n'est pas le cas du blanc sec qui vient emplir subrepticement nos
verres au fur et à mesure que nous les vidons. Une douce
euphorie nous gagne. ]
-
J'ai du mal à comprendre, avoue-t-elle, comment le rigorisme
cathare pouvait s'accommoder de la voix des troubadours,
« ruisselante
de miellisme et de chants d'oiseaux ».
- Parce que vous confondez les
Parfaits et les simples croyants. Les uns s'abstenaient de tout
rapport sexuel, les autres s'adonnaient au péché de la
chair avant d'être « consolés »
(6). C'est à dire au dernier moment de leur existence,
quittes à recommencer s'ils ne mouraient pas. Commode, non ?
- Si nous avions vécu à
cette époque, nous aurions pu nous consoler mutuellement tous
les soirs.
[
Cette dernière remarque est troublante. Presque une invite. Je
la porte au crédit du Picpoul, et pose à la journaliste
une devinette qui remonte aux troubadours : ]
- Une dame regarde un homme
tendrement; serre un peu la main d'un autre; presse en riant le pied
d'un troisième. Selon vous, lequel est le plus aimé
des trois ?
Elle ne sait pas. Donne sa langue au chat. [ Il a bien de la chance, cet animal ! ] Nous quittons le mas avant que notre conversation ne prenne un tour trop intime. Dehors, l'obscurité s'est faite, à l'exception de ce liseré pourpre qui s'accroche obstinément à la ligne des Corbières.. Malgré la nuit tombée, l'air est étouffant. cela sent, comme on dit « le roussi ». Elle ignore de quoi il retourne. Moi, l'enfant du pays, ne pressens que trop la catastrophe qui se prépare au loin. Cette lueur, l'odeur qui l'accompagne, c'est le « feu de Dieu ».
(à suivre...)
Notes et commentaires :
Plaisir.
Canal qui relie un étang littoral à la mer.
Durant l'été 1905 à Collioure.
Futée.
« Vulnerant omnes, ultima necat ». il s'agit des heures de la vie.
le « consolamentum » seul sacrement cathare, était administré par imposition des mains.