Germanor 10 : "Amics d'avui...", par Jean-Claude Boyrie.
« Amics d'avui,
amics de sempre ».
« Amis d'aujourd'hui, amis de toujours ». Les lutins sont parmi nous !
Mon pitchoun ouvre des yeux ronds. Il bat des mains, émerveillé.
Comment réagir autrement à cet âge face à un débarquement d'extra-terrestres ? Ils sont bien là, en chair et en os, les étranges personnages dépeints par les enfants du village avec leurs bonnets rouges arrondis au bout.
Moi-même ai l'impression de rêver, je ne suis pas sûre de bien réaliser ce qui se passe. « C'est qui, ceux-là ? ». Le public s''amuse de mon étonnement. Quelle ignorance ! On n'enseigne donc pas l'histoire au Réveil du Midi ? La journaliste que je suis devrait savoir que le bonnet phrygien vient tout bonnettement... de Phrygie, en Asie mineure. Qu'il est symbole de liberté. Que les Catalans l'ont adopté bien avant qu'il ne coiffe les bustes des Mariannes de nos mairies. Et surtout bien avant que la bande dessinée n'en affuble les Schtroumps. Pardon : les Barroufets.
Une fois
l'an, à la fin de l'hiver, les habitants de Laroque,
village-frontière, ont coutume d'inviter leurs voisins
roussillonnais à une soirée partagée. Cette
manifestation, dite ici « la nuit des pays d'oc »
se nomme aplec
en catalan, un mot qui signifie à l'origine «
rassemblement », mais désigne de façon plus
large un pèlerinage. Celui-ci se déroule habituellement
dans les ruines du château.
La foule gravit en procession silencieuse le sentier escarpé qui grimpe jusqu'au donjon. Franchit un premier puis un second bastion, ces positions d'où l'on surveillait jadis les mouvements de l'ennemi. La guerre est finie depuis belle lurette. Il est temps de se souvenir au bout de sept cents ans que les deux peuples sont frères.
C'est une nuit glaciale, étonnamment claire. La tramontane souffle, la lune est à son premier quartier. Le parcours est balisé par de petites bougies brûlant dans des verres de couleur. Autant de flammèches oscillant fantomatiques au gré du vent.
Sur l'esplanade fortifiée, à l'abri de la courtine, on a allumé le feu de l'amitié : « lo foc de l'amistat ». À l'article près, cela se dit pareil en occitan et en catalan.
Le
brasier, alimenté par des sarments de vigne et des rameaux
d'olivier, crépite joyeusement. Les participants font cercle
tout autour pour se réchauffer. Par précaution, tout le
monde s'est muni d'une couverture. Je vérifie que Boucles
Blondes est bien emmitouflé. Je veux éviter avant tout
qu'il prenne du mal, mon bout de chou reprend l'école lundi.
Les extra-terrestres en question sont un groupe de musiciens catalans. Leur cobla s'intitule modestement « Els Jotglars ». Explication de texte : les jongleurs sont les parents pauvres, mal aimés des troubadours, car ils sont trop en prise avec le quotidien. Ces gens-là ne viennent pas d'un astre lointain, mais de l'Ampurdan, juste de l'autre côté de la frontière. Ils ont amené leur matériel avec eux, ces « trucs fonctionnels qui servent leur univers ». Les voilà qui installent la batterie et déballent toutes sortes d'instruments. Piano et guitare électriques, clarinette, tuba, saxo.
Leur bric-à-brac des temps modernes n'a rien à voir avec la vielle à roue, la vielle à cordes, les hautbois, luth et tambourin, dont pouvaient s'accompagner Peire Vidal, Bernard de Ventadour, Raimbaut d'Orange et autres. Mais, disent ces jongleurs du troisième millénaire, nos instruments à vent ont conservé l'anche en canne de Provence : un clin d'oeil à la tradition. l'antique canson occitane s'adapte fort bien aux harmonisations contemporaines les plus déjantées. Amour courtois, désir, joute vocale se déclinent aujourd'hui sur le mode reggae. (1)
De fait,
cela fonctionne à merveille. La troba
nous revient, via la Jamaïque.
« Par vous je suis joyeux, plein de douleur, « Qu'ieu soi pervos gais, d'ira plens :
vous m'apportez peine et bonheur... irats, jausents mi faitz trobar...
D'amour courtois je suis chanteur e soi fols chantaire cortés
si fol, que l'on me dit jongleur. tant qu'om me'n apèla joglar. » (2)
Mon fils
écoute bouche bée. Il ne comprend rien à ces
paroles, quoique... sait-on jamais ? Cette musique lui plaît,
parce qu'elle est rythmée. Il ne va pas se mettre à
danser, le petiot, tout de même ? Eh bien si, parce que tout le
monde ici doit participer. Pas question de rester assis bien
sagement, en spectateur, ni de faire tapisserie. Il suffit de se
prendre par la main pour entrer dans la ronde.
Et ça, les gosses adorent.
Pour
suivre la cadencee, ce n'est pas trop compliqué, Raymond a tôt
fait de capter : deux grands pas à gauche, un petit pas à
droite. Un pas en avant, tout le monde lève les bras. Un autre
pas en avant : le cercle se rétrécit. Deux pas en
arrière, on change de sens: deux grands pas à droite,
un petit pas à gauche, et ainsi de suite.
Tout a une fin, même ce qui est fait pour ne jamais s'achever. La soirée s'étiole, la musique fléchit. L'un après l'autre, les instruments se taisent. Seul reste en lice un saxophone qui lance dans la nuit son dernier cri, nasillard et plaintif. Puis tout se tait.
Le feu
se meurt. Pour clore les festivités, la coutume veut qu'on le
ranime en brûlant un mannequin de paille, le « roi
du carnaval ». Le Bélibaste (3) de ce soir porte un
complet veston, arbore un col blanc cassé, il a le cigare au
bec. Toute ressemblance avec un personnage connu ne peut-être
qu'une coïncidence, mais les titres du Crédit
languedocien dont il est bourré hâtent la combustion.
Une fois
le mannequin réduit en cendres, Monsieur le Maire prononce un
bref éloge funèbre, en même temps qu'il remercie
les musiciens de la « cobla » et les gentils
organisateurs. Il ajoute qu'une collecte est lancée en faveur
de Manoel, l'artisan portugais qui a défoncé mercredi
la vitrine de la banque. En quittant le château, chacun donnera
ce qu'il veut, pourra verser son obole dans le tronc prévu à
cet effet : un pot de chambre où est inscrit en lettres
phosphorescentes le mot « crise ».
Au fait,
je tiens la réponse à ma question de jeudi : « Nous
avons le devoir d'être heureux. »
E cric e crac, es acabat.
Notes :
Ce groupe, fondé en 1984, existe réellement.
Il n'est pas catalan, mais marseillais et se nomme
« Massilia sound system ».
Raimbaut d'Orange, « Un ballot de folie »
vers 25, 26, 29 et 30.
Du nom du dernier cathare brûlé à Villerouge
Termenès en 1321.
Vendredi 12 mars : « Les friches, je m'en fiche... »
Samedi 13 mars : « Péreille à l'appareil ».
Dimanche 14 mars : « Pourquoi ils se sont abstenus. »
Lundi 15 mars : La « Cicade » est de retour.
Mardi 16 mars : La guerre des boutons.
Mercredi 17 mars : Le coup de boule de Manoel.
Jeudi 18 mars : Du barouf chez les Barroufets.
vendredi 19 mars : Le nez de la sorcière.
Samedi 20 mars : « Amics d'avui, amics de sempre ».