Germanor 1 : Retour sur images, par Jean-Claude Boyrie
En guise de prologue :
Retour sur images.
Tacata... tacata... tacata... tacata...
En ce
début d'après-midi, le train roule à vide, ou
presque. Ni voisin, ni vis-à vis, que du bonheur ! La place ne
manque pas pour étendre ses jambes. Seule avec mon bout de
chou, je m'offre l'équivalent d'un wagon ... disons d'un
compartiment. Le petit Raymond somnole. Tant mieux pour lui, car la
semaine a été dépaysante autant qu'agitée
! Il a de la fatigue à récupérer.
Tacata... tacata... tacata... tacata...
Sautillant d'un rail à l'autre, le T.E.R. nous berce de ses soubresauts réguliers. Digne héritier des omnibus d'antan, cet autorail s'arrête à toutes les gares, même les plus oubliées, celles de nulle part et d'ailleurs, celles où nul ne monte et personne ne descend.
Entre Laroque et Narbonne, le trajet dure presque une heure; par l'autoroute, il eût pris moitié moins de temps. Quelle importance ? Rien en presse, j'ai appris à distiller le paysage et le temps. Un plaisir gratuit auquel je m'adonne sans modération. La voie se faufile entre mer et étang, avec en toile de fond le flanc pelé des Corbières, tel un petit coin d'Afrique égaré là.
Évoquant
Charles Trenet, je laisse errer mon regard le long les golfes
clairs... qui paraissent en fait bien sombres, par ce temps couvert.
J'apprécie en ce moment l'infini de la grisaille, il est en
harmonie avec mon état d'âme.
Tacata... tacata... tacata... tacata...
Assez rêvé, ne vaudrait-il pas mieux se mettre à travailler ? Je déplie la tablette, ouvre mon portable, introduis la carte Secure Digital. Une série d'images s'affiche à l'écran : celles que j'ai prises à Laroque sur mon appareil numérique. J'organise leur défilement en carrousel, dans l'ordre chronologique, sans opérer de tri ni de retouches. Une information brute, la « matière première » que j'entends conserver intacte, au moins dans un premier temps. C'est en quelque sorte la « moisson d'impressions » que j'ai collectée la semaine durant. Je n'exploiterai que progressivement les précieux témoignages et entretiens enregistrés sur mon lecteur MP3.
Raymond
ouvre un oeil intéressé, gazouille des mots
incompréhensibles. Mes manipulations amusent beaucoup le
« pitchoun ». Cette génération
est née avec un clavier d'ordinateur sous les doigts, c'est
tant mieux. Mon fils ne connaîtra jamais les affres par
lesquelles je suis passée, les tâtonnements répétitifs,
l'exaspérant et vain « bidouillage »
auquel je me suis livrée.
Photo
n° 1.
Je l'ai prise dimanche dernier dans le hall de l'Hôtel de
Ville. Il est dix neuf heures. Le bureau de vote est fermé
depuis une heure. on vient de terminer le dépouillement.
Monsieur le Maire est en train de proclamer les résultats du
premier tour. En parlant, il révèle un visage las, une
expression désabusée. Ce presque septuagénaire
en est à son son dernier mandat. Qu'est devenu l'enthousiasme
du tribun qu'il fut jadis ? On sent qu'il ne croit plus vraiment à
ce qu'il dit. Ses auditeurs non plus. Lucien Bonhomme offre
l'apéritif aux rares présents. Devant un verre de
grenache, il se lâche un peu. Ses propos ne manquent pas de bon
sens. J'enregistre son commentaire personnel des élections.
Premier maillon de mon enquête. Document à verser au
dossier.
Photo n° 2. C'est une vue prise le lendemain, à Laroque-Plage. La grève caillouteuse est déserte, mis à part un couple de retraités qui se promène par là. Dieu sait ce qu'ils font là par ce temps, seuls, la main dans la main. Touchants, ces petits vieux ! Des fois, je me pose cette question : quand j'aurai leur âge, qui me tiendra la main ? Je me tourne vers Boucles blondes assoupi à mes côtés. C'est le seul être auquel je sois indispensable.... pour l'instant. Plus tard, il s'en ira, ce sera son son tour de vivre sa vie. C'est dans l'ordre des choses, mais y penser me colle le bourdon.
Bon. Revenons à la photographie. Au premier plan, on voit un fauteuil de plage en plastique. Inoccupé, cela va sans dire, absurdement tourné vers la mer. La même vue prise en été avec en prime une pin-up allongée sur le transat et plein de monde autour, ferait un tabac au Syndicat d'initiatives. Voyez-vous, personne ne se représente vraiment une villégiature à la mauvaise saison. C'est aussi insolite que « Paris au mois d'août », mais produit un effet d'antinomie en sens inverse.
Autre
chose : on voit à l'arrière-plan de la photo la masse
sombre du Cap Tramontane, et ce curieux rocher, le « Nez
de la Sorcière » qui se profile en silhouette. Là
se trouve mon rendez-vous secret.
Photo n° 3. C'est la reproduction d'un dessin d'enfant : celui qui vient d'être primé au concours de la médiathèque du village. Les petits sont tout fiers de voir leurs travaux affichés. Magali a créé un jury avec Lucien Bonhomme (le maire) , le nouvel instit' et quelques autres. Naturellement, elle m'a proposé d'en faire partie. Après force délibérations, car nous n'avions que l'embarras du choix, c'est le dessin du petit Guillaume qui a été primé. Que représente cette composition bizarre ? On dirait des lutins stylisés. Les contours des personnages sont gauches; les couleurs sont vives, primaires. Une certaine force créative émerge de ce crayonnage. Du moins, c'est ce que je pense à voir leurs drôles de frimousses et leurs bonnets pointus. Dans la mythologie locale, on nomme ces sympathiques créatures des Barroufets, (dits aussi papatoufs ou maminoufettes selon leur sexe).
Le titre du dessin me plaît. « Germanor », cela veut dire : « Fraternité ».
Photo
n° 4.
Une vue extra-professionnelle, que je sors du dossier. Elle a été
prise à l'école en début de semaine. Mon bout de
chou pose fièrement avec ses petits camarades du CE1. Le
pitchoun
s'est vite intégré. Personne ne se moque de son parler
« pointu ». L'instit est sympa d'avoir accepté
mon fils dans sa classe en surnombre. Ce jeune enseignant motivé,
frais émoulu de l'École normale, est le successeur de
Pierre. Laroque est son premier poste. Habitant Narbonne, il aurait
dû logiquement postuler pour une affectation plus proche de
chez lui. Mais pour rien au monde, il n ne voulait exercer dans un de
ces «quartiers » que l'on nomme
« difficiles ». C'est son choix. Il préfère
faire la classe à des petits « ruraux »
bien gentils, sans histoire, et surtout respectueux du corps
enseignant, qu'à des « éléments
incontrôlables » (expression à préciser).
Photos
n°s 5 à 10.
Des friches, en veux-tu-en-voilà, je les ai photographiées
en long en large et en travers. Ceci dans un rayon de deux ou trois
kilomètres autour du village, sur le plateau de Laroque. Rien
de bien original, il s'agit d'un paysage-type en zone de déprise.
J'y vois l'effet de la crise viticole qui sévit. Des images de
ce genre conviendront sûrement à Phil, mon rédac'chef,
instigateur de ce reportage. On est ici dans un secteur que les gens
du coin nomment
la pereira
(le pierrier), un mot qui dit bien ce qu'il veut dire. Les
champs n'ont pas été semés, le kermès
envahit les anciennes pâtures. On voit bien sur mes photos que
les vignes sont à l'abandon, leurs rangs sont pleins de
mauvaises herbes. Quelques arbres disséminés : des
amandiers, des oliviers rescapés du gel... autant d'images
illustrant la situation actuelle. À commenter.
Photo
n° 11.
Voilà ce qu'est devenue la zone d'activités, créée
par Lucien Bonhomme, au début de son mandat. La Municipalité
misait alors beaucoup sur ces terrains viabilisés, bien situés
à l'entrée du bourg. Les arrivants étaient
exonérés pour cinq ans de feue la taxe professionnelle,
celle qu'on vient de supprimer. Le prix attractif du terrain au mètre
carré visait à faire venir les entreprises dans la
commune. Hélas, pour les candidats potentiels, la crise a
changé la donne. Les artisans qui devaient s'installer, ont
comme on dit, « bu le bouillon ». Les lots
invendus le sont restés. un spectateur non averti pourrait
confondre le terrain que j'ai photographié avec une friche
agricole, n'était cette pancarte rouillée, en évidence
au premier plan, laquelle annonce : « zone d'activités ».
On ne voit rien derrière le panneau sinon des broussailles.
C'est une histoire sans paroles. Les causes varient, les effets sont
les mêmes.
Photo n° 12 : Ce fait divers de l'entre deux tours est survenu mercredi. La photo représente une vitrine brisée, celle du Crédit languedocien. La façade somptueuse de la banque est enfoncée et des éclats de verre traînent partout. J'aurais intitulé ça « le casse du siècle » s'il s'était agi d'un cambriolage. En réalité, c'est un un acte de « vandalisme ». Je retire aussitôt cette exprssion péjorative pour parler d'un geste de dépit, de vengeance. Celui, paraît-il, d'un artisan d'origine portugaise, Manoel Hernandes, qui n'avait pas obtenu son prêt. Son histoire mérite d'être racontée. J'y reviendrai..
Photo n° 13 : Vendredi, sur l'invitation du maire, et d'ailleurs en sa compagnie, je me suis rendue au Barri, le faubourg de Laroque en cours de réhabilitation. C'est un secteur de jardins familiaux. C'est là qu'on emploie les chômeurs de la commune. C'est aussi là qu'un groupe d'agriculteurs s'est reconverti en bio, fait des expériences de vente directe.
La photo
dont il s'agit nous fait assister à la reconstruction d'une
« capitelle »
(abri de bergers) par une équipe de jeunes volontaires. Rien
de passéiste dans tout cela.... Comme on le voit, la technique
ancienne ne s'est pas perdue. Cette heureuse initiative s'intitule :
« chantier de patrimoine ». Il faudrait que
j'explique aux lecteurs de quoi il retourne. Un peu plus loin, une
autre équipe s'emploie relever le mur en pierre qui borde une
« draille »
(chemin de transhumance).
Photo n° 14 (et suivantes) : le chemin de la falaise. Autant vous le dire, j'ai voulu voir l'endroit précis où Pierre a perdu la vie. J'ai accompli ce trajet longtemps après les faits, mieux vaut tard que jamais. Avant, je n'aurais pas eu le courage.
On se rend à la Falaise par la petite route du Sémaphore. Il faut traverser d'abord un lotissement récent. Ces maisons neuves accrochées à la pente défigurent cap Tramontane. Manquait-on d'espace disponible un peu plus bas ? Je parle ici à l'imparfait. La crise a mis fin à la spéculation immobilière dans ce secteur. Le prix de ces terrains dits « à bâtir » a fortement baissé, les parcelles les moins bien situées (id est celles qui n'ont pas directement une vue sur mer) n'ont pas trouvé preneur. Il y a aussi le cas des immeubles commencés que les promoteurs à cours de ressources ont laissés en plan. Quel gâchis ! Heureusement qu'un peu plus haut commence le site classé, celui que personne ne peut s'approprier. C'est un lieu de promenade ouvert à tous. Il est spécifié que son accès est déconseillé les jours de grand vent. Une tramontane force six soufflait « ce jour-là ».... Impossible de tenir debout sous les rafales. Juste en dessous, plonge la falaise. Un mur blanc sans faille. Un à-pic vertigineux. Le vide est là, qui vous attire irrésistiblement...
Je
relis ce poème d'Antoine Fabre d'Olivet, déniché
par Magali dans les rayons « occitans » de la
Médiathèque de Laroque. Sapho s'adresse ainsi à
son amant avant de se jeter de la falaise
(*)
:
« Muzes pas mai, senz tu podi pas viure Ne tarde pas, sans toi je ne puis vivre :
La morz m'espéro et Lucada es aqui ». La mort m'attend au rocher de Leucade.
À cette évocation, je suis prise d'un malaise subit. Indifférent au drame survenu le jour de sa naissance, Boucles blondes dort paisiblement.
Une voix enregistrée annonce l'arrivée imminente du T.E.R. à Clapas-sur-Lez. Terminus du train. Tout le monde descend. Vérifiez que vous n'avez rien oublié dans le wagon.
Je réveille en vitesse Raymond, ferme les applications en cours, éteins mon portable.
Pas de
retard. Il est seize heures juste. J'aurai donc le temps de passer au
bureau de vote avant de rentrer. Non que ces élections me
passionnent, mais j'ai vu ce qui se passe au Bachibouzoukistan. Dans
ce pays, la notion d'élections libres, d'isoloir et de tout ce
qui s'ensuit n'a aucun sens. Tout simplement parce que le mot
« démocratie » ne figure pas au
dictionnaire.
(*) Antoine Fabre d'Olivet (1765- 1825): « Lettres de Sapho à Phaon ».
( À suivre...)
Vendredi 12 mars : « Les friches, je m'en fiche... »
Samedi 13 mars : « Péreille à l'appareil ».
Dimanche 14 mars : « Pourquoi ils se sont abstenus. »
Lundi 15 mars : La « Cicade » est de retour.
Mardi 16 mars : La guerre des boutons.
Mercredi 17 mars : Le coup de boule de Manoel.
Jeudi 18 mars : Du barouf chez les Barroufets.
vendredi 19 mars : Le nez de la sorcière.
Samedi 20 mars : « Amics d'avui, amics de sempre ».