Germanor 5 : "La Cicade..." par jean-Claude boyrie
La « Cicade » est de retour.
La fée Informatique est passée là, la citrouille est devenue carrosse. En cinq ans, la modeste bibliothèque municipale de Laroque s'est changée en une Médiathèque ultramoderne.
« En
matière de lecture publique, comme pour tout, il faut vivre
avec son temps. Pour autant, me confie Magali, il ne faut pas perdre
de vue l'essentiel : le contact humain. Le passage du support papier
au numérique est, j'en conviens, un progrès
spectaculaire, mais ce serait cher payer que d'ôter la relation
du personnel au public.
Chacun
doit se sentir à l'aise ici, trouver ce qu'il cherche comme
s'il était chez lui.
- Tu veux dire que la Médiathèque
doit participer à la vie et l'animation du village ?
- Certes. Nous y parvenons au
moyens d'expositions, de petits spectacles et de soirées
contes....
- Donc, si j'ai bien compris, ce
concours de dessins d'enfants...
- ... Pour lequel tu es mise à
contribution, fait partie de programme. Nous t'avons désignée
d'office en tant que membre du jury. Jette un coup d'oeil sur les
oeuvres exposées au mur. Cela va du simple barbouillage à
des compositions plus recherchées. Surtout quand on pense que
certains de ces artistes en herbe ont à peine l'âge de
ton fils....
- On dirait que le thème des
Schtroumps les a bien inspirés.
- Les
Schtroumpfs s'appellent ici les
Barroufets,
occitanisme oblige. Ces minuscules bonshommes que tu vois ici
représentés sortent de l'univers de la bande dessinée,
revisité par l'imaginaire collectif de nos enfants. Nos
garrigues sont surpeuplées de telles créatures.
- Il y a ce qu'il faut pour les
nourrir : la salsepareille abonde en sous-bois.
- Oui, mais ce n'est pas toute
l'explication. Le mois dernier, notre village a fait l'objet d'un
arrivage massif d'extra-terrestres.
- Tu veux parler des soucoupes
volantes qu'on aurait aperçues dans le ciel des Corbières
?
- Oui.
Tu es au courant ?
- Forcément.
Le « Réveil » en a parlé dans sa
rubrique locale. Une hallucination collective, je suppose... Ou
bien, sait-on jamais, une pluie de météorites.
- Ces O.V.N.I. - appelons-les comme
ça faute d'un meilleur terme - ont répandu dans les
jardins de nos concitoyens une fine couche de poussière. Des
écoliers ont eu l'idée de la récolter, ils ont
mis à germer sur ces graines du coton humide. Ô
surprise ! Une génération de Barroufets en est issue.
Voilà pourquoi tu trouves représentés sur ces
dessins tant de petits lutins à la mine réjouie et aux
bonnets pointus. Turlututu !
- C'est une bien belle histoire !
- Les
Barouffets n'intéressent pas que les enfants ! Figure-toi que
ces créatures de l'extrême ailleurs se sont donné
pour mission de tirer le village de la crise. Ce qu'il en est dans
la réalité, je te laisse le soin de le découvrir
sur le terrain, nous aurons le temps d'en reparler.
- Ce sera volontiers. Vu l'heure -
il est déjà midi - je te propose de poursuivre la
conversation au mas de l'ostréiculteur.
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« Tu penses à lui, n'est-ce pas ? »
Difficile de soutenir le contraire. Lui, c'est Pierre. Qui d'autre ? Ce que Magali ne sait pas, c'est que nous sommes attablées à la place où nous prîmes notre premier repas ensemble, il y a cinq ans presque. Nous parlions alors de tout et de rien, de la sexualité des mollusques et de la fin'amor.
À la saison présente, les huîtres sont moins salées qu'en été, plus grasses, plus laiteuses aussi. Servies avec une tranche de pain bis et du beurre frais, leur goût de noisettes n'en ressort que mieux.
Nous sommes aujourd'hui les seules clientes du « mas », rien de plus normal pour un lundi. Mais il y a cet avantage : le patron nous choie. « C'est ma tournée ! » fait-il, en nous servant un verre de « Clos des Barroufets » (encore eux !). C'est un blanc sec du village, au bouquet très aromatique. Un peu traître, lorsqu'on le boit à jeun, mais qui accompagne admirablement les fruits de mer. Là, je ne parle pas seulement des huîtres. Magali qui veut s'offrir un extra a commandé en douce une douzaine de d'oursins de l'étang, friandise rare et coûteuse s'il en est. La pêche ces bestioles est archi-réglementés. On touche à la fin de la saison des oursins, on l'a peut-être même dépassée, heureusement il y a des arrangements avec le bon Dieu.
Armé de gants épais, le patron découpe sous nos yeux les coques violacées hérissées de piquants. Un exercice épineux que je déconseille aux non-initiés. Sous la rude écorce de l'oursin se cache un coeur d'or. Nous détachons à la pointe du couteau ces petites étoiles de corail au goût d'iode si fort.
C'était à prévoir. Dès les premières gorgées, le « Clos des Barroufets » me monte à la tête.
Petite
précision : la terrasse de notre paillotte ouvre à
l'est. Je laisse mon regard errer sur la grève aujourd'hui
déserte, qui s'incurve doucement en direction de Cap
Tramontane.
On parle souvent de « la mémoire des lieux ». On ne dit pas assez combien les lieux, certains du moins, peuvent garder la mémoire d'un être cher. S'il est un endroit où Pierre est présent, c'est bien ce coin de plage qu'il arpentait inlassablement. Je le connais par coeur moi aussi, jusqu'au moindre galet. Depuis que je suis partie, le bruit du ressac n'a pas changé. Il murmure quelque chose à mon oreille, qui ressemble à un reproche. Une simple question, mais lancinante : « Pourquoi m'as-tu quitté ? »
Magali devine mes pensées :
«
Il ne faut pas te culpabiliser Rose. Tu n'as aucun remords à
avoir. Tu n'as pas délibérément laissé
tomber ton ami, ça je me refuse à le croire. Tu avais
ton travail de journaliste qui t'attendait, une mission qui
t'appelait à l'étranger. Il devait l'accepter. Tôt
ou tard tu serais revenue.
- Il n'y a pas cru. Il ne m'a pas
crue.
Elle
soupire :
- Pierre t'aimait, tu sais. Je
crois plutôt qu'il a péché par manque de
confiance.
- Tu penses qu'il n'avait pas
confiance en moi ?
- Il n'avait surtout pas confiance
en lui-même, et c'est bien là son drame. Pierre était
quelqu'un qui n'acceptait pas sa propre image, il refusait de
vieillir.
- Tu crois au geste volontaire ?
- Le rapport de gendarmerie conclut
à l'accident. J'en reste là. Point barre.
- Je ne te demande pas de reprendre
la thèse officielle, mais de me dire ce que toi tu en penses.
- Que veux-tu que j'en pense ?
Pierre ne me faisait aucune confidence particulière. Il n'a
pas non plus laissé d'écrit. Juste quelques poèmes,
de style néo-troubadouresque.
- Il
m'en a lu quelques-uns.... Malheureusement, je n'y comprends pas
grand chose. On y trouve des expressions du genre : « l'abîme
éternel où jouissance me jette » et
« l'abrupte joie que la chute éternise »,
voilà qui peut se lire au premier comme aux second ou
troisième niveaux. (*)
- Pierre
était un fondu du «
trobar clus », la
poésie hermétique, qui ne l'est d'ailleurs pas tant
que ça..
Qui s'en donne la peine peut en trouver les clés. Du moins
deviner certaines d'entre elles. Ici, le poète ne fait aucune
différence entre le présent et l'au-delà. La
falaise éblouissante évoque à ses yeux un idéal
inaccessible. C'est une lumière qui l'aveugle, elle lui
renvoie son propre reflet en même temps que l'image de celle
qu'il aime : la dame qui rayonne et irradie. Le blanc est la couleur
de la vieillesse, du deuil. Celle du passage de la vie à la
mort. Et quand la mort arrive enfin, elle prend pour le poète
le visage de sa « dona ».
Tu
me suis toujours ?
- Plus ou moins...
- Prends le temps d'observer.
Certaines évidences se révèlent parfois à
nous d'elle-mêmes.
[
J'étais venue à Laroque pour un simple reportage sur la
vie des gens et l'opinion qu'ils se font de la crise, et voilà
que je dérive à nouveau sur mes problèmes
personnels. L'ardente préoccupation que j'ai de comprendre le
drame de Pierre m'entraîne sur une tout autre piste. Avec
l'aide efficace et discrète de mon amie, je rassemble un à
un les morceaux d'une sorte de puzzle. Comme Magali, j'ai tendance à
fonctionner au « feeling ». On ne se change
pas. Une certaine intuition me fait entrevoir le résultat de
mes recherches avant même de m'être rendue sur les lieux
du drame. ]
(*) Cf. René Nelli, « L'érotique des troubadours ».
( À suivre....)
Vendredi 12 mars : « Les friches, je m'en fiche... »
Samedi 13 mars : « Péreille à l'appareil ».
Dimanche 14 mars : « Pourquoi ils se sont abstenus. »
Lundi 15 mars : La « Cicade » est de retour.
Mardi 16 mars : La guerre des boutons.
Mercredi 17 mars : Le coup de boule de Manoel.
Jeudi 18 mars : Du barouf chez les Barroufets.
vendredi 19 mars : Le nez de la sorcière.
Samedi 20 mars : « Amics d'avui, amics de sempre ».