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8 juillet 2011

Roger, par Karima Hadjaz

 

ROGER

Récit

 

Aix en Provence.3 heures du matin, c'était l'heure du RDV au pied de la montagne Sainte Victoire. Réveil difficile. Le groupe attendait la venue de Roger, le guide. Marcher la nuit nécessite des repères et des connaissances du terrain bien précis.

Annoncé par des pas au loin, puis par un bruit de bois sur le sol goudronneux, Roger arrive accompagné d'un randonneur, en reniflant très fortement comme pour prévenir la troupe de son arrivée imminente. « Toujours à se faire remarquer !», lança  une femme. Roger salua dans le noir les participants à cette aventure assez peu ordinaire et gratta violemment sa canne sur le sol, comme pour signifier qu'à présent il était bien là. Indispensable.

Il s'agissait de grimper la sainte Victoire pour arriver au sommet de la montagne au moment où le soleil se lève et prendre son petit déjeuner avec les premiers rayons du soleil. On se mit en route.

La nuit était fraîche, les premiers mots étaient rares, seuls les lumières des étoiles illuminées le chemin. La date avait été choisie en fonction de la lune qui devait être pleine, mais cette nuit-là elle était cachée par les nuages. Il n’en restait pas moins que la lumière était suffisante pour avancer. « De toutes les manières, comme n'arrêtait pas de lancer en riant Roger — l'homme est un être extraordinaire, il voit dans le noir ». Je me demandais pourquoi cela le faisait tant rire.

 

C'était une première pour moi, j'adorais sentir la fraîcheur de cette nuit hors du commun. Je ne savais pas sur quoi je marchais, mais mes autres sens étaient éveillés, quasiment en alerte. Les pas des randonneurs, le bruissement du vent sur les branches. Et puis Roger, que je discernais à peine, à qui je donnais toute ma confiance, cet homme que je ne connaissais même pas et qui déjà m'intriguait..

Roger parlait beaucoup, il était sans cesse à discuter, lançant des blagues, des remarques, mais il ne ratait pas une occasion d'introduire dans son discours des commentaires sur les sons de la nature, sur les parfums que dégageait la végétation qu'on remarquait à peine : il mettait des images sur l'invisible rien qu'à travers des odeurs ou des sensations qu'il nous invitait à goûter. Sa voix claire, mais gutturale me faisait croire qu'il avait pas mal fumé dans sa vie.

 

Après un peu plus d'une heure de marche, on s'arrêta pour boire une gorgée d'eau. Je n'avais pas du tout transpiré, l'ascension paraissait lente et douce. une des participantes interrogea Roger sur les vertiges qu'elle avait eus pendant sa marche. Roger expliqua avec des mots scientifiques, mais tout à fait compréhensifs, le pourquoi de ces vertiges. Une conférence sur le cerveau humain en 4 minutes à 1000 mètres d'altitude, c'était irréel. Qui était cet étrange homme ?

J'étais assez loin de lui, mais je discernais sa silhouette dans la nuit, il n'était pas trop grand et avait une carrure assez bien dessinée. Un chapeau sur sa tête ne laissait pas apercevoir de détails sur sa chevelure.

Après cette petite pause passionnante, il gratta à nouveau la canne sur un gros rocher. Le groupe se remit en marche.

J'étais de plus en plus fascinée par cet énergumène. Je décidais de m'approcher de cet homme et de le suivre de plus près. Je l'observais se mouvoir dans le noir. Il sortit de sa poche un objet, le porta à sa bouche de sa main gauche. Il fredonna un chant mélodieux avec son harmonica qui laissa la troupe dans un silence méditatif longtemps après la fin de ce concert nocturne.

Des minutes de silence qui durèrent une éternité. J'avais la sensation de grandir, d'exulter, mais en même temps de me rendre compte de la petitesse de l'humanité. Est-ce à cause de cette randonnée dans la nuit noire ou bien est-ce à cause de cet homme et de ce qu'il dégageait comme puissance mystérieuse ? Je décidais de vivre les choses comme elles venaient, d'accepter toutes ces émotions nouvelles. Je ressentais parfois le vertige annoncé et en jouissais. Je savourais l'instant présent et la douleur de mon lever à 2heures du matin avait quasiment disparu, j'étais au plus haute de ma forme. Quelque nouveau mystère du cerveau humain — dirait Roger. Mais il n'en dit rien, juste un raclement de gorge et le bruit de sa canne, bien ancrée sur ce sol qui commençait à apparaître sous nos yeux. Roger nous invita à sentir la fraîcheur, à humer les parfums forts des sapins. Il avait une forte présence et un certain art de la transmission. Je me demandais ce qu'il avait fait dans sa vie, avant aujourd'hui, car à entendre sa voix il ne paraissait pas tout jeune non plus.

 

À ce moment même où ces pensées et ces questionnements effleurèrent mon esprit, Roger se mit à raconter une anecdote sur son père qui était marin pêcheur à Alger dans les années 30. Il évoqua le bonheur qu'avait son père quand il rentrait de sa nuit de pêche, de tout ce qu'il avait perçu et vu dans le noir de la nuit. Je n'étais pas superstitieuse, mais c'était comme si nos esprits se rencontraient à ce moment. J'en étais troublée. Je me mis à l'étudier de loin, sa dégaine assurée dans ses vêtements larges. Il portait des lunettes de soleil, bizarre tout de même. Il était bizarre, non hors du commun, atypique. Il me plaisait beaucoup.

 

Cela faisait déjà plusieurs heures que nous marchions, le sommet n'était pas très loin, le jour se levait doucement, mais vraiment doucement. Je n'arrêtais pas de regarder au loin les traces du soleil derrière les montagnes et j'imaginais l'arrivée au sommet et la rencontre avec tous ces gens si proches et si lointains à la fois, avec qui je partageais ma nuit. J'étais curieuse de croiser le regard de cet homme, intéressant et mystérieux.

Durant cette randonnée, nous n'étions plus dans le paraître. Cette nuit offrait des lueurs, des idées, des espoirs et surtout une proximité. Chacun à l'affût de l'autre, de son être. Je ressentais une force naturelle, un élan vers cet individu qui était devenu, en l'espace de quelques heures, un élévateur, un abolitionniste de ce que j'appellerai la dictature des apparences.

 

L'ascension était plus difficile et le groupe s'étira dans l'espace, chacun à son rythme. Les lumières changeaient à chaque instant et chacun de nous semblait savourer, dans le silence de ses pas, le lever du soleil. Je restais à proximité de Roger, car c'est lui que je voulais voir au sommet en premier. Je voulais partager avec lui son enthousiasme, son bonheur, le conjuguer avec le mien, je voulais lui offrir ma reconnaissance.

Je le regardais accélérer et j'accélérais avec lui, sa canne tambourinant sur de gros cailloux comme pour scander ses gestes, pour inviter à se maintenir éveillé face à toute cette beauté qui grandissait sous nos yeux avec la lumière. C'était extraordinaire, je n'avais plus de souffle, mais mes pas avançaient. Je voulais arriver en même temps que lui à l'apparition de la boule de feu. Plus que quelques marches avant la fameuse croix du sommet. Un silence de vivants, des émotions qui vibrent dans le jour qui se lève enfin.

 Je suis sur les dernières marches d'un long escalier à côté de Roger. Nous grimpons les nombreuses marches silencieusement. Le sommet est là, je suis sans voix. À la dernière marche, Roger écarte ses bras comme pour embrasser la nature, le soleil, le vent la vie.... j'inspire avec lui. Il est en face de moi, je lui tends ma main pour le remercier. Aucune réaction de sa part. Je suis surprise voire déçue. Il pose sa canne, s'assoit sur une pierre et retire ses lunettes.

J'avance vers lui, je lui tends à nouveau la main. Il me lance : c'est magnifique non ? Je m'approche un peu plus, j'essaie de croiser son regard. Une larme coule de mon œil. Oui c'est magnifique. Je m'assois tout près de lui et je pleure. Des larmes, de joie et d'émotions, de vie. Il m'avait prêté ces yeux cette nuit, pour voir dans le noir et j'en étais toute retournée.

Roger commença à me raconter comment il avait perdu la vue. Je ne l'écoutais plus, je pensais à ce voyage initiatique que je venais de vivre, dans la lumière de la nuit.

 karimaSainte Victoire 021

 Karima, juin 2011. Photo de l'auteure.

 

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