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12 février 2014

La disparition, par Karima Hadjaz

Piste d'écriture: la lecture, et des visuels représentant des lectrices. 

Larson et Henner

Elle attendait de porter cet enfant depuis si longtemps.

Aujourd’hui il grandit dans son ventre.

Allongée sur le lit-banc du jardin, elle s’entoure de la chaleur des êtres chers, des couleurs du temps –

Elle ignore ce qui l’attend, mais dans son ventre ça bouge, c’est sûr.

 

Dix ans de FIV et de fausses couches au bout du couloir blanc,

Des allers-retours entre la France et l’Afrique,

L’Afrique son lieu de rêves ensemencés,

La France son espoir de grossesse à terme.

De nombreux examens confirmaient que ni elle ni son mari n’avaient d’anomalies, Mais chaque nouvelle fausse couche la remettait en question.

Elle devenait superstitieuse, à tel point qu'elle croyait que son Dieu

Voulait la punir de quelque chose.

 

Aujourd’hui, l’arbre se penche pour la lire,

Le vent accompagne sa lecture.

Elle se sent bien.

Emmitouflée pour se protéger du froid, elle plonge dans son livre comme on plonge dans un rêve.

 

Elle veut oublier.

Elle saisit les pages, les caresse, les sent, les respire…

Moment précieux où des êtres sans chairs, mais si réels si intimes peuplent son monde :

Les pages la déshabillent,

Elle disparaît.

 

Elle lit et plonge dans cet espace incertain où les cordes vocales se tendent, où les mains effleurent le monde d’un seul geste, où le corps disparaît sans douleur, où toutes les naissances sont possibles.

L’instant d’un voyage, elle disparaît de ses propres yeux, pénètre à l’envers de sa chair, glisse dans d’autres peaux.

Elle y consent. Elle veut s’évader, construire un monde pour l’être qui va venir d’elle. Elle veut nourrir ses cellules de la beauté des mots, pas ceux qui s’écrivent  M A U X. Elle fait des phrases dans son corps pour conjurer le sort et la prémunir d’une nouvelle fausse couche.

 

Couchée, les petits signes noirs la suivent, la portent,

La soulèvent, l’effeuillent, la protègent.

Lévitation, légèreté de l’ombre intérieure qui plane sans arrêt. 

Autour d’elle tout s’éteint, les bruits, les couleurs, les odeurs.

 

Elle disparaît

Reste le corps du texte.

***

Son lit-banc l’a ramenée, et à présent

Elle se cramponne à l’édredon de la vie qu’elle porte dans son antre,

Son visage illumine sa lecture. Sur son oreiller

Ses rêves dessinent des arabesques,

Des printemps souriants et des éventails d'espérance.

 

Quelquefois elle arrête sa lecture, regarde les fragments du ciel entre les branches, inspire leurs bleus pluriels.

Souffle de paix.

 

Puis son regard se coince entre les barreaux verts du lit-banc.

Elle tremble, sa prison est toute proche, une anxiété latente la secoue.

Elle se sait fragile.

 

Mais son ouvrage la rappelle, elle manque à ses héros.

Elle est heureuse de les retrouver.

Le soleil est là lui aussi, il réverbère

Sur la couverture son teint redevenu paisible et bardé de nébuleuses blanches.

 

Réceptrice d'histoires,

À cœur ouvert,

À livre ouvert

À ciel ouvert,

 

Elle veut croire que ses lectures changeront le cours de sa vie,

La transporteront vers ses rêves diurnes,

Vers ses impatiences souterraines,

Vers ses semences solitaires.

 

Elle veut voir naitre sur l'arbre, la fleur du rire, celle de l'amour, de l'ivresse, de l'espoir et s'offrir un bouquet d’échappée belle

Sur cette branche d'être

Qui grandit en silence dans son ventre.

***

Il est 16 heures, l'ombre de l'arbre se faufile entre ses yeux pleins d'oubli.

Encore une fois elle disparaît

Entre les lignes,

Essouffle son regard.

 

Elle renaît bruissement, souffle, lumière.

 

Enlacée dans le velours des peaux, elle lit son chemin de traverse, sa solitude et son retrait physique du monde.

 

Où est-elle quand elle lit, se demande-t-elle. Dans l’autre.

À tour de rôle, elle est le mot, le verbe, l'histoire, la plume, le personnage, le lieu. Elle se retrouve dans ce ventre plein. Plein de fibres à naitre. Sa fille dans son ventre lit-elle aussi?

Les dragons sortent de sa page, brûlent les maux

Cendre nourricière,

 

Tandis que dans son jardin,

Allongée lascivement, elle livre ses secrets à l'arbre songeur.

Elle incruste dans l’écorce ses secrets de souffrances et son désir d'être mère,

Elle incruste ses secrets d'attente.

Elle lui chuchote sa tristesse, ses arcs-en-ciel sombres, ses secrets en forme d’œuf.

Ses secrets s’enfoncent dans l'écorce.

Les secrets bleus de la conception, les rouges de son désir, les verts de sa rage, les multiples, ceux de ces nombreux enfants qu'elle a pu imaginer au début de la croissance de chaque graine.

 

Elle sait que l'arbre entend,

Écoute,

Imprime,

Mais ne dit mot.

 

L’arbre qui grandira avec l’enfant à naître,

L’arbre qui deviendra son arbre famille.

 

L’arbre qui un jour donnera son bois pour le papier des livres,

 

Quelquefois, elle a besoin de s'entendre et lit à voix haute pour son arbre-confident. Elle donne sa voix d'enfant,

Sa voix de femme,

Sa voix de mère.

En écho, il raconte dans ses pages ses voyages.

Elle lit, dévore, engloutit l'arbre-ivre comme Pinocchio disparaît dans le ventre de la baleine.

Une baleine généreuse, accueillante et elle aussi mère.

Mère de la mer.

 

Disparition de la surface, elle flotte dans son ventre.

L'arbre entend,

Imprime,

Écoute,

Mais ne dit mot.

 

Depuis si longtemps elle rêvait de cet enfant, cette petite fille brunie par le soleil rouge de l'Afrique, elle a remué ciel et terre pour la trouver.

Cette petite fille sera veilleuse de lune la nuit, bâtisseuse de son éveil maternel aujourd'hui et demain, sûrement.

A présent, à travers l’arbre elle lui parle, lui susurre le père, l'amoureux, parce qu'un enfant se rêve à deux.

 

En réponse, un vent doux caresse les pages

Le livre bat du cœur

Les mots vivants s'envolent

Elle les suit d'un regard serein

Ils s'accrochent à l'arbre vibrant

 

L'arbre salue l'amour, l'enfant et scelle son nom sur l'écorce naissante.

 

Illustrations: Jean-Jacques Henner, La lectrice, et une aquarelle de Karl Carlsonn, 

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