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1 mai 2012

Comme si rien n'était, par Jean-Claude Boyrie

[ Comme si rien n'était... ]

Le Faune aux gaffes.

FAUNE 

Midi, l'heure du paroxysme. On est au solstice d'été. Comme ci, comme ça, la journée va. Le soleil à son zénith, déjà, prélude un après-midi torride. Ses rayons percent les frondaisons, insidieusement baignent l'étang, pièce d'eau qu'on dirait plutôt mare ou marigot. Miasmes fétides. Remugles. Moiteur de vase où s'égarent les pas. Matrice obscure où tout commence et tout prend fin. Le petit monde de l'étang s'agite à qui mieux mieux, grouille, grenouille, gazouille et coasse. En bruit de fond, la basse obstinée des cigales.

De toutes parts, la forêt barre l'horizon, répétant à l'infini ses fûts rectilignes, morne palpitation, code barre alternant stries noires et rais de lumière crue et nue. Éblouissante.

Non loin, fuyant la chaleur qui monte, un homme-bouc fait la sieste à l'ombre du hallier. Il ne se soucie ni des fourmis qui le harcèlent, ni de l'incessant caquet des sauterelles. Il ne dort que d'un oeil pourtant, son sommeil est peuplé de songes abstrus. Fausse torpeur du faune dont les sens sont en éveil. Il se tient aux aguets, gardant, tel un ressort, ses muscles bandés. Car il vient d'entendre un groupe de nymphes s'approcher. À présent, les voici qui passent tout près de son abri. Comme si elles n'avaient pas remarqué la présence du monstre tapi dans les fourrés. Comme si rien n'était, elles le frôlent presque. Un souffle d'air, crissement sec : le pas des sylphides anime un tapis d'aiguilles froissées. Rieuses, elles s'égayent aux abords de la petite plage. Instant fulgurant, éclair de chairs laiteuses : elles se dévoilent en toute simplicité, toute impudeur. Vont se baigner, éparpillant sur le sable leurs voiles légers.

Au milieu des buissons, le faune se tient coi, retenant son souffle, évitant de bouger. Il épie le groupe des naïades, patiente avant de tenter sa chance. Il a déjà repéré la plus jeune, la plus fragile, la plus vulnérable, la plus séduisante de toutes. Attend pour jaillir de son antre l'instant propice où l'imprudente s'écartera de ses compagnes. Alors, il assouvira sur elle ses sombres instincts. Comme s'il n'avait pas mille fois éprouvé que le désir ne fait que naître et disparaître pour renaître encore, qu'il s'évanouit aussitôt contenté. Car on n'obtient jamais que ce que l'on désire, et l'on ne désire que ce qu'on n'a pas.

Comme s'il ne ressentait pas ce trouble ! Comme s'il ne souhaitait pas se mêler aux ébats de ces filles, ingénument les éclabousser, se plonger en leur compagnie dans l'eau fraîche de l'étang. Là, naîtraient en surface des ondes indiscrètes, frissonnantes vaguelettes qui vont mourant sur la grève. Il en rêve. Comme s'il ne devinait pas que, dès qu'il paraîtrait, cesseraient les ris et les jeux. Qu'à son aspect repoussant, les filles s'enfuiraient et que son rêve prendrait fin. Comme s'il ne savait pas que les nymphes jeunes et belles n'avaient cure de lui, si vieux et laid ? Qu'elles ont la peau blanche et mate, alors qu'il est noir et velu ? Que la nature l'a doté de pattes de chèvre et de cornes aux lourdes volutes ? Qu'il est affligé d'une queue fourchue ? Et de sabots dont le tintement sonore signale à tous l'approche du prédateur?

Mais déjà le soleil décline alors qu'il ne s'est rien passé. Ce n'était qu'une illusion ; Le groupe de naïades a disparu depuis longtemps. Reste seul en scène un vieux faune aux membres engourdis, mal dégourdi, frustré, désabusé. Demain sera pour lui semblable à aujourd'hui... s'il vit.

Mais tant pis, son truc à lui, c'est de faire comme si.


Illustration : "L'après-midi d'un faune", décor et costume de Léon Bakst pour les Ballets russes de Serge Diaghilev, 1912.

Pistes d'écriture : Nouvelle d'Annie Saumont, répétition du "Comme si..."

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