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27 septembre 2012

"Guet-apens" par Jean-Claude Boyrie

« Vivement cet hiver qu'on attende l'été ! »  (3)

 

Guet-apens.

 FAUNE

 

Le faune guette

au détour de la sente

la nymphe égarée.

 

Vilanova de la Marenda (jardin du Docteur Roig), 23 juin.

Bonjour à tous, moi c'est le Faune, l'homme-bouc. Mon corps est velu, je suis affligé d'une queue fourchue. Le sculpteur m'a doté de sabots disgracieux et de cornes aux lourdes volutes. Je suis laid, je le sais. Est-ce ma faute à moi, qui suis un jeune vieux ? Depuis la nuit des temps, j'incarne l'obscur désir. Je fête aujourd'hui mes deux mille ans, dure épreuve. Vous les humains, prenant de l'âge, souffrez de rhumatismes. Au moins savez-vous que tôt ou tard, la mort vous délivrera de tous vos maux. Les statues n'ont pas cette chance ! Pauvre de moi ! Affligé d'arthrose cervicale, je suis à jamais dans l'impossibilité de tourner la tête.

Sans doute êtes-vous curieux de connaître mon histoire. J'agrémentai jadis l'atrium de mon commanditaire et premier dominus, un riche consul romain. Les Vandales et autres Wisigoths, qui passèrent là, saccageant tout, m'épargnèrent je ne sais pourquoi. Puis, vint la sédimentation des siècles. Témoin oublié de croyances perdues, vestige parmi tant d'autres qui jonchent les ruines de l'antique Blanda, je retournai à la poussière, jusqu'à ce jour béni des dieux où le Docteur Roig i Nadal, un érudit local, mon inventeur, mon bienfaiteur, enfin m'exhuma. Conscient de la valeur de sa trouvaille, il la cacha dans son jardin, se l'appropria. Vrai faux original fallacieusement classé copie, je figure en bonne place au milieu d'un bosquet, pour le grand plaisir des promeneurs.

Aux mille senteurs du jardin qui montent jusqu'à moi, je perçois le rythme des saisons. Je sens la fraîcheur du petit matin se condenser en larmes de rosée sur ma peau marmoréenne. Lorsqu'un orage monte, la pluie bienfaisante y ruisselle à grosses gouttes sans m'humecter. La morsure du froid ne peut m'atteindre sauf, cas rarissime ici, lorsqu'il gèle à pierre fendre.

De mon observatoire privilégié, toujours aux aguets, j'assiste au va-et-vient des habitants de la maison. J'observe aussi les hôtes de passage et parfois leur invente une histoire - une manière comme une autre de passer le temps. Pour être condamné au mutisme, je ne suis pour autant ni aveugle ni sourd. J'en apprends beaucoup sur ceux qui s'attardent dans mon champ visuel et auditif. Sans qu'ils s'en rendent compte, je prête à leurs propos une oreille attentive. On ne se méfie jamais assez des statues. Tenez ! Je n'ai pas été long à m'apercevoir que don Enrique est un fieffé coureur de jupons ! Si je suis le Faune, il me ressemble en ce qu'il est affligé d'un priapisme monstrueux. Mais lui n'est pas de pierre ! Mon maître se montre incroyablement empressé avec les belles étrangères qui défilent en ce lieu. C'est pour moi un sujet d'étonnement en même temps qu'un spectacle renouvelé. Car ensuite, elles disparaissent mystérieusement. C'est le cas de Na Montserrat, la maîtresse de maison, ma noble dame, celle qu'on dit respectueusement « la Senyora ». Longtemps je l'ai vue assise ici même, sous la tonnelle, en train d'écrire, ou bien déambulant un arrosoir à la main, parmi les agapanthes. Je ne sais ce qu'elle est devenue, on dit qu'elle est très malade.

Fuyant la chaleur de cette chaude journée, je fais la sieste à l'ombre d'un bosquet. Je ne dors que d'un oeil pourtant, ma fausse torpeur est peuplée de songes inavouables. Je me tiens prêt à bondir, retenant mon souffle, ayant, tel un ressort, tous mes muscles bandés.

Je rêve à cet instant propice où quelque nymphe égarée au détour du chemin s'écarte de ses compagnes. Espérant la séduire, je porte à mes lèvres la flûte de Pan. Hélas, malgré tous mes efforts, aucun son ne sort de cet accessoire inerte. Et moi, pris alors d'un trouble virtuel, je sens mon désir pétrifié monter et disparaître pour renaître et s'évanouir à nouveau. J'assouvis sur un objet factice mes sombres instincts. De cela, je ne veux être ni blâmé, ni plaint. Heureux qui, tel le faune, n'obtient jamais ce qu'il désire ; car on ne peut désirer que ce qu'on n'a pas.

Voici justement don Enrique qui sort en compagnie de la belle Soledad. Il la présente comme son assistante. Mon oeil ! Bien sûr, il y a plus, car affinités, j'en sais beaucoup sur ce couple illégitime. À la dérobée, leurs mains se cherchent. Quand ils se croient sans témoin, je les vois même s'embrasser, juste sous mon nez. Un comble ! Cette jeune femme, croyez-moi, ne va pas tarder à prendre la place de la maîtresse de maison. Sans doute est-ce déjà fait.

Pour l'heure, Henric et Soledad vont, comme si de rien n'était, à la rencontre de leurs invités. L'homme ressemble a quelqu'un que j'ai connu il y a bien longtemps ! Mais oui, je me le remets, c'est Raphaël, un ancien ami du Docteur Roig. Le pauvre, s'il se voyait ! Ce n'est pas pour dire, il a pris un sacré coup de vieux. Autrefois, je m'en souviens, lorsqu'il venait rendre visite à don Enrique, c'était avec sa femme Thérèse. Aujourd'hui, c'est une autre, plus jeune qui l'accompagne. Raph' la présente à son hôte sous le nom d'Alice – elle est fort accorte, ma foi, mais ne doit pas être d'ici, car elle parle avec un fort accent étranger. Le Docteur doit la considérer comme un joli papillon. Il se révèle en tout cas fort sensible aux phéromones qu'elle émet (selon sa propre expression).

L'inverse n'est pas vrai. Je ne sais pourquoi, Raphaël réagit mal à la vue de Soledad, on dirait même qu'il l'évite. Franchement, j'aimerais connaître le fin mot de l'affaire. Je suis même prêt à parier que ces deux-là se sont déjà rencontrés. Pas loin d'ici, mais dans une autre vie. À avis, ils partagent ensemble un lourd secret.

Le groupe entre à présent dans la villa, disparaît de ma vue. Il s'écoule ensuite un laps de temps que je suis incapable de mesurer.

Séquence suivante : les quatre personnages reparaissent tour à tour sur le perron. Je vois d'abord arriver Alice, équipée de son attirail d'artiste : palette, godet, pinceau, carnet d'aquarelles. Elle s'installe sur un banc de pierre juste en face de moi. Une faible distance nous sépare, je puis la contempler tout à loisir. C'est vrai qu'elle est jolie avec son nez retroussé, ses taches de rousseur, et ses boucles blondes en accroche-coeur qui lui dégoulinent sur le front. Si j'étais peintre, j'aimerais faire son portrait... Pas de chance : c'est elle qui entreprend de faire le mien. Je vois son pinceau trempé dans un liquide à peine teinté qui court sur la feuille. Un camaïeu de gris et de bleu renvoie au ciel pommelé. Ce friselis de vert encadrant une masse sombre évoque sans doute des feuillages. La tache plus claire au centre de la composition est censée me représenter. Nom de Zeus ! Comment se peut-il que mes contours soient aussi flous ? Que cette puissante musculature dont je m'enorgueillis ne soit que sommairement évoquée ? Que l'image du Faune aux aguets soit juste un éclair entrevu ? Décidément, j'étais mieux traité dans l'Antiquité !

Sol sort à son tour de la maison, s'approche d'Alice, elle tente d'engager la conversation. Les deux femmes sont à peu près du même âge et visiblement ne se connaissent pas. Peut-être après tout vont-elles sympathiser. Je m'amuse de la différence entre les deux : la Nordique et l'Ibère, la blonde et la brune, la bavarde et la taiseuse, l'extravagante et la passionnée.

Maintenant, je vois Henric et Raph' revenir en scène côte-à-côte. Je n'entends pas distinctement ce qu'ils se disent, mais pour deux amis de trente ans qui se retrouvent, cela manque un peu de chaleur. La discussion me paraît bien âpre et l'ambiance bien tendue. Enfin, trêve de chamailleries ! Les voilà qui rejoignent leurs compagnes. Chacun d'eux adopte un masque de circonstance, on est entre gens du monde, n'est-ce pas ? Don Enrique, en galant homme qu'il est, complimente la jeune artiste sur son travail. Alice, visiblement sensible à son éloge, lui sourit. Franchement, elle devrait se méfier de ce type. Le front de Raph' se rembrunit. Pas forcément sous l'effet de la jalousie, c'est juste qu'il commence à comprendre dans quel traquenard il s'est fourré. L'ennui, c'est qu'il expose aussi sa compagne. Tiens, l'étrangère vient d'avoir « a very nice idea », c'est comme ça qu'elle dit. Ingénument, elle expose à son hôte un projet qui doit être un peu farfelu, si j'en juge à sa mine. Intrigué, je tends l'oreille. Alice envisage ni plus ni moins qu'accrocher ses tableaux dans les arbres du parc. Don Enrique applaudit sur le principe à cette exposition d'un nouveau genre, à condition de se méfier de la tramontane. Un simple détail : si le vent se lève, il arrachera tout.

Raphaël hausse les épaules, je le vois qui tourne ostensiblement le dos à la scène. De quoi se mêle son ami ? pense-t-il. En même temps, Sol entreprend une discrète manoeuvre pour se rapprocher de lui. Messe basse, discret conciliabule. Je sens qu'une vraie explication se prépare, il existe entre eux une ancienne complicité, peut-être un reste de tendresse. J'aimerais bien savoir ce qu'ils vont se dire. Hélas, ils s'éloignent de moi. Lorsqu'ils reviennent, un long moment après, je remarque immédiatement l'air agité de Raphaël et les yeux embués de Soledad. À présent, plus question de fêtes galantes, l'intimité des couples n'est plus ce qu'elle était.... Cela me guérira de faire l'indiscret ! Voici que les protagonistes retrouvent leur expression habituelle, n'échangent plus que des propos de convention. Je n'ai que le temps de voir quatre silhouettes disparaître dans le hallier avant de retourner à ma faunesque solitude. Foi de statue, c'est long, l'éternité !

Seule témoigne seule du passage de l'étrangère une empreinte discrète dans le sable de l'allée.....

(à suivre)

 

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