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24 octobre 2012

"Ridicule édicule" par Jean-claude Boyrie

 

« Vivement cet hiver qu'on attende l'été ! »  (7)

Ridicule édicule.

ROTONDE3

Au bout du chemin,

ce but absurde et rêvé :

la gloriette.

L'après-midi s'annonce magnifique. Don Enrique et Raphaël, passé leur échange aigre-doux, se retrouvent d'une humeur charmante ! Oubliées les vieille rancunes, remisés au vestiaire les accès de jalousie et sautes d'humeur en tout genre ! Et puisque le temps s'y prête, pourquoi ne pas faire un tour au jardin Mar i Murtra ? Cette agréable promenade ne pourra qu'achever de détendre l'atmosphère. La suggestion de 'Ric est accueillie avec enthousiasme. Une fois le repas de midi terminé, le temps de prendre un café vite fait sur la terrasse, (incontournable rituel), on se rassemble en vue d'un embarquement immédiat. Au fait, est-il besoin de prendre toutes les voitures ? On tiendra tous dans le cabriolet du maître de maison, en version décapotable pour profiter du paysage. En voiture ! Le temps de démarrer, on on se dirige vers le mont Sant Joan, promontoire qui domine la baie de Blanda, le terminus du trajet. Ce n'est pas loin d'ici.... L'affaire d'un quart d'heure à peine, en prenant les virages à la corde (qui parle de les « négocier » ?). Avec cette route qui n'arrête pas de tournicoter, surplombant l'abîme, un petit gymkana, délicieux vertige et nous y voilà. Décidément, 'Ric aime vivre dangereusement  !

On a beau lui dire de ne pas conduire comme un dingue, que rien ne presse, il ne peut s'empêcher de faire crisser les pneus sur le bitume, rien que pour le fun. On ne le changera pas. Raphaël commence à paniquer : pourvu qu'un autre fou du volant n'aille pas débouler en sens inverse ! « Après tout, lance-t-il d'un ton faussement rassurant, on ne meurt qu'une fois, la bonne ! »

Henric n'est pas du tout de cet avis, un homme peut selon lui vivre plusieurs vies. Raph', intrigué par son propos, lui demande s'il a connaissance de cas de ce genre – Eh bien, celui de Carles Faust, sans aller chercher plus loin - Ah, de qui s'agit-il ? - Mais du fondateur de Mar i Murtra, qui d'autre ? »

La curiosité de Raph' est aiguillonnée. Don Enrique en a dit trop ou trop peu. Il n'est pas homme à lâcher des affirmations au hasard, mais là, ça relève du scoop.. Carles Faust... Qui donc était ce mystérieux personnage ? A-t-il un rapport avec le fameux... 'Ric hoche la tête, il a sa petite idée là-dessus, mais pas question d'exposer sa théorie hasardeuse ! La question reste ouverte, mieux vaut mieux s'en tenir aux données objectives. Nous voici donc à l'entrée du parc (en pratique, au tarif de groupe, c'est trois euros chacun). Franchissons le seuil. Un buste en marbre s'offre à nos yeux. Le ton se fait doctoral. Don Enrique se prendrait-il pour un guide-conférencier ? Celui qu'on n'a pas surnommé pour rien « le Poliphile catalan », est intarissable sur le jardin et ce qui tourne autour. 

PLAQUE

« Vous avez devant vous, pérore-t-il, l'effigie du créateur de Mar i Murtra, dont je suis le biographe officiel. La plaque commémorative précise les dates et lieux de sa naissance et de sa mort (1874, Hadamar - 1932, Blanda). J'ai des raisons de penser que ces informations sont truquées, mais, à défaut de preuves, considérons-les pour l'instant pour exactes. Quoi qu'il en soit, en édifiant ce monument, le Municipi reconnaissant a voulu rendre un ultime hommage à Carles Faust. Raph', tu as l'air étonné... ? Quoi d'extraordinaire à ce qu'un ressortissant allemand soit venu prendre sa retraite à Blanda ? Qu'il ait en ce lieu si plaisant aménagé un jardin, créé sa fondation ?

  - C'est juste le nom de Faust qui me trouble. Je voyais ce personnage autrement.

  - Ne te fie pas à cette représentation posthume, peu ressemblante, oeuvre d'un artiste local. Le modèle est figuré de trois quarts, dans une pose académique, j'allais dire conventionnelle. Il est vêtu à la mode de l'époque. Sa mise est soignée. Sa lavallière, aux plis bouillonnants, dénote un romantisme de bon ton, mais aussi le savoir et la distinction. Son abondante chevelure aux mèches folâtres pourrait faire croire à l'éternelle jeunesse... Hélas, il s'agit en réalité d'une perruque dissimulant sa calvitie précoce.... Raph', tu n'écoutes pas, crois-tu que je gamberge ?

  - Pas du tout. C'est l'expression du visage qui me fascine. Elle reflète une profonde intériorité. Les yeux semblent regarder vers l'infini, fixer le paysage et non le spectateur. Voici ce qu'il semble dire : « Insensé celui qui, dirigeant là-bas ses yeux clignotants, s’imagine que ses semblables existent au-dessus des nuages. » (*)

  - Oui, ce pourrait être un message à la postérité. J'admets que la coïncidence est troublante. Un seul souci : les prénoms ne concordent pas. Naguère, j'entrepris des investigations en Allemagne. Elles mirent un certain temps à porter leur fruit. Je m'étonnai de ne pas trouver de référence à un quelconque Faust à l'état-civil de Hadamar. On se gaussa de moi. N'étais-je pas victime d'une « kolossale » mystification ? C'est là que j'eus mes premiers doutes quant à la véritable identité de Karl Faust. Dans quelle direction chercher. Je pensais ne jamais élucider cette énigme, lorsqu'un correspondant que j'avais sur place me fit parvenir un extrait du registre paroissial de la petite ville d'Helmstadt. Ce nom te dit quelque chose Cette localité doit se situer quelque part en Bavière...

  - Plus exactement en Basse Franconie. Il est attesté dans le registre dont je parle que « l'An du Seigneur MCDLXXXIV, le XVIIè. de IXbre, naquit et fut baptisé en l'église du village un certain Georg Faustus, fils de Heinrich et de son épouse légitime Ulrike ».

  - Tiens... La naissance et le baptême ont eu lieu le même jour

  - Il était d'usage à l'époque, en raison de la forte mortalité infantile, que les nouveaux-nés fussent baptisés le jour même de leur naissance. De la sorte, en cas de mort subite, ces innocents entraient immédiatement en Paradis. Te souviens-tu de la comptine de notre enfance : « Qui donc là-haut plume la lune ? »

  - Quel rapport ?

  - Eh bien, la croyance populaire attribuait la mort des nourrissons à des striges ou lamies, créature avides de chair humaine, qui pénètrent la nuit dans les maisons. Elles étaient censées s'emparer des enfants pour s'en repaître, livrer leurs restes au brasier infernal et du haut du ciel, en répandre les cendres comme on secoue un édredon. De temps en temps, pour faire bonne mesure, on brûlait à leur tour les sorcières. Ah, parlez-moi du sabbat, songe magique et sulfureux d'une nuit de Walpurgis ! 

- Nous étions sur la piste de ce Faust....

  - J'y reviens. Poursuivant mes investigations, je dénichai dans les archives de l'université de Heidelberg le témoignage d'un certain Jehan Tristhemus sur un de ses condisciples : « Maître Georgus Faustus Sabellicus le Jeune, nécromant, astrologue et magicien de seconde zone ». On sait que ce dernier, jugé coupable de blasphème, accusé par ses maîtres de se livrer à la boisson et à la sodomie, fut expulsé de l'université pour mauvaise conduite.

  - Il n'était donc qu'un ivrogne et qu'un débauché ?

   - En tout cas, on est très loin de l'image du savant tourmenté qui lui colle encore à la peau. La faute à l'époque romantique qui prête ses fantasmes à l'illustre docteur. « Tout homme devrait avoir écrit son Faust »... je ne sais plus qui a dit ça. S'il a, comme on le prétend, vendu son âme au diable en échange de l'éternelle jeunesse, alors il ne peut être vraiment mort, il se trouve encore parmi nous nous. Il faut imaginer son ombre omniprésente dans chaque fleur, chaque buisson, chaque arbre. Ici même, elle hante ces parterres, ces sculptures, ces fabriques.

  - Si je comprends bien ta théorie, ce Monsieur, qu'il se prénomme Georgus, Heinrich, Karl ou tout ce qu'on voudra, aurait eu plusieurs vies !

  - Oui. J'ai mené des fouilles au petit cimetière de Blanda, fait rouvrir la tombe de Faust. Crois-moi si tu le veux, mais le cercueil était vide. Qui peut aujourd'hui soutenir que sa dépouille y repose à jamais ? Je remarquai près de la tombe un pied de mandragore. Petit fantôme en vérité que cette plante étrange ! Elle évoque l'amour, le sexe et la mort . Une légende veut que la mandragore apporte à qui la détient puissance, richesse et succès. Qui l'arrache violemment meurt sur le champ du cri qu'elle pousse.

Mandragore

  - Il doit bien y avoir quelque diablerie là-dessous !

  - Bravo, tu es sur la bonne voie. Mais il te manque encore un maillon de la chaîne, une pièce essentielle, inédite à laquelle j'ai pu récemment avoir accès : le testament de Carles Faust, je laisse donc la parole au principal intéressé. »

«  Moi, Carles Faust, alias Georgus Faustus, « le Bienheureux », citoyen du monde, Allemand d'origine et Catalan d'adoption, j'ai fait le voeu, m'installant à Blanda, de consacrer le restant de mes jours à mon grand oeuvre, quelque chose qui aurait du sens et contribuerait à m'immortaliser. Je conçus cet ambitieux projet en gravissant les flancs pelés de la montagne Sant Joan, qui domine la baie et le port de pêche. Parvenu au sommet de cette éminence que coiffent les ruines d'un ancien château, je découvris un paysage sans égal. Du plus loin que l'on pouvait voir, le regard se portait sur les flots cristallins de la Méditerranée, dont l'azur se fondait avec celui du ciel à l'horizon. Ce spectacle me parut propre à adoucir les coeurs, élever l'âme et lui insuffler les plus nobles penchants.

« Je trouvai émouvante, dans sa nudité, même cette humble colline, couverte de garrigue et d'anciennes vignes à l'abandon. J'interrogeai les autochtones, vignerons ou pêcheurs. Ces simples villageois aux moeurs frustes m'apprirent qu'un botaniste local, un siècle auparavant, avait tenté d'établir sur ce promontoire un jardin, tombé depuis lors en déshérence.

« Pris d'un élan d'enthousiasme, je jurai ce jour-là de réhabiliter cet espace idyllique. Je savais bien alors que mes pauvres forces et le peu de pécule qui me restait n'y suffiraient pas. Aussi résolus-je, sentant l'âge venir, de créer une Fondation qui porterait mon nom et perpétuerait la vocation naturelle de ce jardin à servir la Science et la Recherche pour le plus grand bien de l'Humanité. Sans forfanterie aucune, je pense y avoir réussi.

« Je baptisai mon jardin « Mar i Murtra », deux mots signifiant « Mer et Myrte », évoquant à eux seuls la magie de ce lieu.

« Visiteur qui liras ces lignes, franchis l'enceinte de ce parc et suis la pente naturelle du terrain. Emprunte l'allée centrale bordée d'une double haie de cyprès. Ces arbres aux fûts pyramidaux ressemblent aux obélisques de l'Ancienne Égypte, ils sont symboles de mort.

«Toujours suivant cette voie, la vue se dégage en direction de la mer. Découvre une à une les terrasses successives qui s'étagent. Les buis dessinent des motifs à broderies élaborées, fluides arabesques et tourbillons qui s'harmonisent avec la molle ondulation des vagues. Plus loin se trouve un labyrinthe végétal. Il figure un pentagramme, forme ésotérique où s'inscrit en lettres de feu le nom de Belzébuth. À l'endroit, à l'envers, en anagrammes, tu ne pourras que t'égarer dans les méandres du labyrinthe, à moins qu'un fil d'Ariane ne guide tes pas. Ce fil conducteur, la clé de toute l'existence, je le nomme « die Tat » : (« l'action », s'il faut absolument traduire ce germanisme).

« De part et d'autre de l'allée, tu verras diverses « fabriques » : fausses ruines, cénotaphe, et autre pagode, autant d'édifices de pure fantaisie épars dans le paysage, une pure improvisation du geste et de l'esprit. Le temple bouddhique renvoie à la doctrine de la réincarnation, ne te crois pas obligé d'y croire. Ach so ! La fausse tombe est celle de Gretchen, une fille de mon pays que j'ai séduite et abandonnée il y a bien longtemps. Pauvre Marguerite ! Cela fait cinq cents ans qu'elle est retournée à la poussière. Ses pauvres restes et ceux de l'enfant que nous avons eu ne se trouvent pas là, mais dans la fosse commune du village où je suis né. « Stipendium peccati mors est » : la mort est le salaire du péché.

« Plus bas, c'est une grotte artificielle, antre obscur évocateur du sexe féminin. Sur ses parois, se profilent en silhouette des figures fantasmagoriques issues du monde souterrain : les grotesques.

« Un bassin à poissons, de forme ovale, prolonge le clair nymphée orné de galets et de stucs. Des satyres barbus à l'oeil lubrique s'en vont guetter les fraîches naïades qui se baignent nues en cette vasque, à la tombée du jour.

« Éloigne tes pas de ce rendez-vous galant. Fuis un lieu de perdition, pour te diriger vers la gloriette. Il s'agit d'une simple rotonde aux chaînages de pierre apparents, ridicule édicule couronné d'une balustrade. C'est aussi l'étape finale de mon itinéraire initiatique, un but absurde et sans doute rêvé. Car ici même, sur ce magnifique promontoire de Blanda, le cours de ma déplorable existence a pris fin. Je me trouvais là, penché sur la balustrade, infirme et presque aveugle quand les sombres lémures vinrent me chercher. Ils me précipitèrent dans les flots déchaînés qui venaient se briser sen contrebas. Une déferlante explosant sur ces récifs m'engloutit. Avant de quitter ce pays de Cocagne, je fis mes adieux au jardin que j'avais créé sur sa rive ensoleillée. Je priai pour que celui qui plus tard lirait la sentence gravée dans le marbre de ce monument, s'en imprégnât et la fît sienne. Et je clamai de tout mon coeur, cherchant à retenir l'instant qui passe, si vil et misérable fût-il : « Reste encore, tu es si beau ! »

« Telles furent mes dernières paroles, ce grâce à quoi mon âme fut sauvée !

(*) Faust,  Acte 5, trad. S. Paquelin, Goethe, Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, p. 1317.

(À suivre....)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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