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14 février 2014

Toi, en angle aigu, par Carole Menahem-Lilin

Pistes d'écriture: il y en a eu deux. J'ai commencé sur le thème du rêve - pour continuer sur la lettre d'amour.

Toi, en angle aigu

 Les rêves que je préfère sont hyperréalistes. L’acuité des formes, la force des lieux qui m’englobent, sont telles, qu’ils peuvent faire passer toutes sortes de choses, même angoissantes. Cette nuit par exemple, j’ai rêvé que des amis me conseillaient de visiter un lieu qu’ils avaient découvert, sans pouvoir eux-mêmes le louer.

Ainsi me retrouvai-je dans une ville pluvieuse mais aux transparences pleines de promesses, me dirigeant vers le rez-de-chaussée d’un de ces immeubles qui font l’angle aigu de deux rues. Un immeuble qui vous regarde, en quelque sorte. Qui en quelque sorte avance vers vous, ses ailes entrouvertes dans le dos. J’ai toujours été fascinée par ce type d’architecture improbable, et qui existe pourtant.

J’étais seule pour visiter, mes amis ne m’accompagnant qu’en pensée, m’ayant donné l’adresse. Le local n’était pas, comme je l’avais imaginé, un appartement ou un atelier d’arrière-cour, mais une sorte de boutique, aussi  je me dis qu’ils ne me connaissaient pas, et je fus presque en colère… J’avançai cependant, intriguée par sa position. Il faisait front à l’espace citadin, une place pavée et en pente, dont les rues s’ouvraient en étoile. Surélevé, il dominait ce carrefour par des degrés longs et inégaux. Mais, de la gauche d’où je venais, il était bordé d’un simple trottoir, si bien que je ne découvris complètement sa situation de proue qu’à l’instant de tourner pour atteindre la porte. Ces fantaisies de l’urbanisme, quand des espaces se retrouvent à jouer un autre rôle que celui pour lesquels ils avaient été conçus, et qu’on a dû faire hâtivement des rattrapages, me fascinent dans la vie aussi. Si je le pouvais, je passerais la moitié de mon temps à parcourir les villes à histoire (à voler au niveau des fenêtres par exemple), butinant un détail ici, m’enivrant d’une curiosité là, puis redescendant et voyant les passants d’aujourd’hui, auréolés des ombres d’hier…

Tu vois ce que je veux dire, j’en suis sûre. Nous avons suffisamment flâné, tous les deux, dans les quartiers parisiens. Tu te souviens ? Parfois je m’arrêtais devant une succession de toits, par exemple ces vieux toits inégaux qu’on aperçoit depuis l’église Saint-Paul du Marais, qui s’en vont vers le faubourg Saint-Martin comme une file de pèlerins. J’étais prise là, captée serait plus juste, dans une sorte de pure beauté, étrange car née non de l’épure d’un projet xx d’urbaniste, mais  d’accidents superposés, comme si des nuages s’étaient soudainement pétrifiés et étaient descendus parmi nous. Les espaces emboités sont mes anges à moi.

Mais je m’égare. Il y a longtemps que nous ne flânons plus, et pourtant je te parle encore. Sais-tu encore errer, toi ? En as-tu le temps, pris dans tes obligations professionnelles ?

Je ne sais pas pourquoi je t’envoie le récit de ce rêve, mais bon… Au moment de le raconter j’ai su qu’il te serait dédié, pourquoi, je n’en suis pas sûre encore. Je te l’écris et crois-moi, ce n’est pas facile. Je ne sais même pas si j’irai au bout…

Bon. Me voilà donc, et toi avec moi, devant cet immeuble d’angle, situé lui-même au-dessus d’une place noire et brillante, en étoile. Il n’y a personne pour m’ouvrir, l’agent immobilier est absent. Qu’à cela ne tienne, je lorgne à travers les grandes baies  en losange allongé, puisque si l’immeuble fait angle depuis la place, il s’évase aussi en hauteur. C’est assez surprenant mais très beau, comme si la perspective s’inscrivait dans la pierre.

A ce propos, te souviens-tu de ces cours de dessin perspectiviste que nous suivions ensemble ? Quand il s’agissait de tirer les lignes je m’emmêlais dans les règles, tu riais et finissais par tracer à ma place. Par contre j’étais bonne pour les modelés et les ombres, et c’était moi alors qui reprenais la main – et parfois prenais la tienne, pour te montrer prétendais-je. Etais-tu dupe ? Il fallait y rester, dans cette apparence-là. J’avais peur que nous ne perdions ce que nous avions déjà, notre complicité, une telle entente entre une fille et un garçon c’est rare me disais-je. Sans compter que toi à 19 ans tu étais déjà en couple avec Lydia. Je t’ai vu hésitant parfois, tenté qui sait, mais Lydia était mon amie autant que tu l’étais. Alors je faisais en sorte que les choses restent bien séparées et, cela me vient ainsi à l’instant, dans une perspective arrêtée. Je ne voulais simplement pas penser, passer à autre chose.

Passer à autre chose il le faut bien pourtant, dans le rêve. Passer, ou bien me détourner à jamais.

Je lorgne donc à l’intérieur. C’est un espace si limpide et si vide qu’à sentir la séduction mystérieuse qu’il exerce sur moi, je suis inquiète. Comment, dans cet ordonnancement-là, conserver mes secrets ? Les murs sont nus, et le dallage, blanc et noir, impeccablement ciré. Pas de cachettes, pas de reflets. Or tu me connais. Sans secrets, sans arrière-plan, et même arrière-arrière-arrière plans, je ne vaux rien. Ma pensée s’assèche, mon énergie s’épuise. Je deviens un étang sans profondeur, bientôt sans eau... Je parle de secrets, mais ce ne sont pas des secrets bien méchants, plutôt des anfractuosités, des possibles. Oui c’est cela, un espace-temps laissé au possible de la rêverie et de l’expérimentation.

Mais dans cet empiècement à la Hollandaise, presque vernissé par la lumière, saurais-je conserver ce qui fait ma force – et ma perdition, aussi ? Non, me dis-je dans le rêve. Le désordre, c’est moi.  Les décisions contradictoires, le temps perdu à fouiller les tiroirs, le tourbillon des double bind, ces choix impossibles dans lesquels j’ai toujours vécu, et le voile de poussière de fées qui recouvre tout cela, je ne saurais m’en passer.

Reste pourtant que je n’ai pas envie de décaniller de là. J’aime me sentir au faîte des marches, avec tout cet espace désert derrière moi. La place pavée est une étoile noire, où j’entends courir la pluie avec ravissement – tandis que devant moi, la nuance laquée des murs, plus nacre que grise, m’attire décidément. Une perle.

Alors je me dis : je veux au moins entrer – comme enfant on veut entrer dans une malle, une maison de poupée, un coquillage : un espace qui fait peur, un désir qui séduit.

Et soudain j’y suis, dans ce local. Pas par la porte, je n’ai pas la clé je te le rappelle, et personne n’est là pour m’ouvrir. Pas non plus en brisant ces trop jolis carreaux à encadrement de bois, non, comment as-tu pu en avoir seulement l’idée, toi si soigneux que tu n’as pas osé dévider le bonheur de Lydia avant qu’elle ne te quitte ?

 Bref, me diras-tu, car tu n’aimes pas parler de toi – Alors, comment ? Eh bien comme souvent dans les rêves, le regard, le désir, ont suffit à ce que je sois propulsée à l’intérieur.

Je t’entends déjà. Ah ah ! persifles-tu, le désir, encore ? Là, j’ai envie de m’arrêter pour te dire… Mais non, plus tard – ou pas du tout. Continuons. Continuons, tu veux bien ?

Me voici donc à l’intérieur. M’y as-tu suivie ? Je ne sais pas. Cet espace dans lequel je me trouve à présent me parait soudain plus complexe. Il y a le sol, damier évasé qui suit une perspective que je n’avais jamais vue. Et dans laquelle je suis comprise, presque malgré moi. Et qui m’invite à danser. Noir et bistre, bistre et gris, gris et perle, perle et mauve, mauve et rouge, rouge sombre, rouge lèvres, et bleu de ciel, bleu d’un matin pluvieux  à l’aurore…  

Indéniablement ce lieu possède une musique qui m’appelle, mais – je le vois clignotant dans le tournoiement de la valse,  il y a le chiffre du loyer. 700 euros par mois : une somme que je suis incapable d’assumer seule, c’est évident. Mon activité actuelle, la manière dont je la conduis, ne me le permettrait pas.

 Une petite voix dans mon rêve me dit que si elle ne me le permet pas, c’est que je ne permets pas qu’elle me le permette. Et qu’ouvrir ce lieu, avoir « pignon sur rue », serait d’autant plus important. Ce serait  enfin prendre mon désir au sérieux – au point d’accepter qu’on m’attache ce désir, auquel j’appartiendrais dorénavant, au dos comme une enseigne.

Evidemment tu me connais, cela me fait angoisser. Se définir : accepter des limites, des règles, des discussions infinies. S’inscrire dans un paysage conventionnel. Accepter des choses aussi étrangères à moi que des contrats, des mariages, des engagements…

 Tu me diras que je fais pire, et qu’à force de fuir les engagements clairs je me retrouve dans des situations bien plus pesantes et quelquefois même, traumatisantes. Mais, c’est plus fort que moi, je n’arrive pas à me considérer comme ayant-droit. Ayant le droit de me dresser droite, simplement. Le droit de m’estimer. De m’estimer propre au désir.

Et toi, m’estimes-tu ? Crois-tu encore en moi, même si je continue à faire comme si ce que nous avons « non-vécu » ensemble n’avait pas d’importance pour moi ? Cette pluie qui tombe tandis que nous savourons un bonheur que nous ne nous avouons pas, cela ne te rappelle rien ?

Quand je t’ai rendu visite l’an dernier, j’avais si peur de te décevoir que j’ai joué l’idiote. L’idiote complète, non ? Tu étais malheureux, divorcé. Moi, je n’ai cessé de te parler de Jérôme, dont je me séparais pourtant – sans vraiment me séparer ; tu me connais, ça a été un processus long, douloureux. Il voulait être avec moi sans l’être vraiment et, sous prétexte de défendre la Liberté avec un grand L, je l’ai laissé faire. Je l’ai laissé utiliser mon idéalisme bizarre, je devais y trouver mon compte, je ne lui en veux pas et ne m’en veux presque plus à moi-même, mais c’est bien fini maintenant.

Le pire, est qu’il n’était pas mon genre. Mon genre, c’est toi.

Voilà, c’est dit maintenant. Dit au détour d’un rêve, il faut le faire, non ? Tu es tellement mon genre que j’ai peur, même Lydia écartée, de m’installer dans une vraie relation, une relation à laquelle je devrais travailler, que je devrais défendre. Mais. Tu es mon genre. Avec ta présence tout en angles dont je rêve pourtant de m’envelopper. Avec cette douceur dont tu te défends autant que moi. Timide et pénétrant. Aigu et sombre. Ironique et bienveillant.

Jérôme et moi formions un couple sans l’être, c’était douloureux, drôle en même temps. Douloureusement confortable, disons, pour qui n’ose s’inscrire pour de bon dans la vie. Je sais qu’avec toi ce serait différent. Tu es un constructeur, tes idées tu les incarnes et quelquefois (excuse-moi de te dire ça, mais je te connais bien tout de même) tu veux trop maîtriser. Saurais-je vivre dans ton univers angulaire, ciré et propre ? Nous deux, saurons-nous garder le sens du jeu, celui de la distance, tout ce qu’a préservé notre amitié ?

A peine ai-je formulé mon inquiétude dans mon rêve que je distingue un prolongement au premier plan trop exposé dans lequel je suis posée, comme une poupée arrêtée dans sa danse par son angoisse. J’aperçois ainsi, à peine marquée dans la boiserie du fond, une porte pour enfant, juste à côté d’une porte pour adulte. Un enfant-porte, serait peut-être plus juste.

Et me voilà dans l’émerveillement. Cet « enfant-porte » me dit que oui, je trouverai dans ce lieu de notre association, mon bonheur. Un bonheur d’enfant qui a besoin de sans cesse déplacer les choses, de les reconsidérer, les recréer, les refléter dans un éclat de perle. Passer dessous, derrière, en faire le tour, les voir d’au-dessus, dans le miroir et de derrière le miroir ; et quand je n’en pourrais plus, disparaitre par la petite porte. Pour, telle une Alice qui aurait bien grandi, reparaître par la grande.

Enfin bon, faire ma petite cuisine, quoi. Celle que tu connais si bien et dont tu te moques avec charme : lâcher pour reprendre, juste un peu plus loin sur la corde, juste à côté sur le clavier, juste une autre épice que celle que prévoyait la recette, de la cannelle partout, il faudra bien t’y faire, mais si tu y tiens aussi, du vétiver, ton parfum.

Ce rêve vient me dire que dans cette aventure, si je, si tu, si nous nous y aventurons, nous serons deux – j’y tiendrai toute ma place.

Je me réveille dans la belle lumière hivernale qui sourd de derrière les rideaux.  Je suis gaie, malgré l’anxiété du rêve. Quelque chose en moi s’est apaisé. Je pense à toi, je pense immédiatement à te raconter ce rêve, pourquoi, je ne le sais pas encore. Mais je sais qu’il faut. Je pense à saisir le téléphone, mais non, je préfère écrire. Alors, un mail ? Non. A cette chose qui est en train de naître, il faut le délai du courrier. Peut-être quand tu recevras cette lettre me répondras-tu, à ta manière à la fois bourrue et délicate, que – non. Que je me suis trompée, ou qu’il n’est plus temps. Pour cette réponse aussi un délai serait nécessaire. Ne te presse pas pour me répondre, pèse les choses.

En ce qui me concerne, je ne suis plus dans l’inquiétude. J’ai retrouvé le sens du jeu, du jouir.

J’ai sorti ma toile et mes pinceaux. Dès que j’aurai cacheté et envoyé cette lettre, je vais commencer à  peindre.  Je vais peindre ce lieu, ce rêve. Il me faudra pour le rendre, je crois, les effets longs de l’huile, ses transparences successives. Surtout ne rien brusquer – ne pas plaquer, non plus. Perspective, perspectives.  A nouveau, la vie m’éblouit.

Quoique tu décides, je te retiens près de moi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
C
même l'architecture des lieux n'est plus sûre, accrochons-nous à la poésie qui devient forme espace couleurs, on est en pleine mer de sensations, de diffractations, je tangue sur ces angles qui chavirent!
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