Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
25 mars 2014

Pâris des bois chap II, par Corinne Français

Suite des aventures de Pâris. La piste d'écriture qui a inspiré ce deuxième chapitre était: le parcours d'un personnage, avant et après le moment où vous le rencontrez. Comment en est-il arrivé jusque-là ? Comment se débrouille-t-il avec ça au jour le jour ? Que devient-il dans le futur ?

Pâris des bois II

phare_de_la_vieille, http://little-moumoune.over-blog.com/article-580936.html

Courant 1945 (cinq ans)

Mon papa, il est à la guerre. Il est fort, mon papa. Micheline, elle m’a dit qu’il est parti tuer des Allemands avec le sien. Quand je serai grand, je ferai comme lui. Avec Pierre, on joue à la guerre dans la grange de chez Berthaud. Mais comme il veut pas être l’allemand et moi non plus, alors on est tous les deux des résistants. Et les Allemands, on leur tend des embuscades, on fait des pièges. On creuse des tranchées et on se cache dedans en attendant qu’il y ait un Allemand qui passe.

Le soir, souvent, depuis mon lit, j’entends ma maman qui pleure. Elle croit que je dors… Le matin, quand le réveil sonne, elle est déjà partie travailler à la fromagerie et je déjeune tout seul. Mais elle a tout préparé.

Je l’ai jamais vu, mon papa. Maman, elle dit qu’il est grand et que c’est un dur à cuire. Je ne sais pas ce que ça veut dire mais quand elle dit ça, elle a les yeux qui brillent. Ils disent que les hommes vont bientôt revenir. Je fais des prières au petit Jésus, le soir, pour que ce soit vite.

Courant 1955 (15 ans)

C’est de pire en pire, la vie ici. Le vieux, il déssaoûle plus. Il bosse plus. Il traîne en savates du fauteuil au canapé, du canapé au lit et il picole. Ils se parlent plus ou alors, ils se hurlent dessus. C’est insupportable.

Je passe mon temps dehors, avec Michou et René. On marche en silence, on marche vite, en rythme, au même pas, à la même cadence. Ça réchauffe, c’est comme si on n’était qu’un seul corps. Parfois, je ne sais plus qui je suis, j’oublie tout. Je me perds dans le bruit de nos semelles qui frappent le bitume. Ça me vide la tête. Et puis, on se sépare comme ça, à la croisée des chemins, chacun continue à marcher seul et c’est comme si on était encore ce corps à trois têtes. Ça résonne longtemps et ça m’aide à tenir jusqu’au lendemain. Il n’y a rien à faire d’autre, ici. Vivement le certif.

Courant 1967 (27 ans)

Le brouillard recouvre le canal, comme une couverture épaisse. Chaque matin, lorsque je vais prendre mon tour, je m’émerveille de ce spectacle immobile et humide. Toute vie semble suspendue à ce rideau opaque. Les pas résonnent étrangement. On perçoit par moment les clapotis des péniches amarrées puis à nouveau, plus rien, rien que ce silence particulier.

Moi, c’est le moment que je préfère. Il n’y a personne. Ni promeneurs, ni voisins. Rien à dire. Pas de banalités à sortir. Parfois, un collègue de nuit qui rentre chez lui, les yeux cernés, la mine défaite. Ce n’est sûrement pas le moment des confidences. Et puis, de toute façon, tout le monde ici sait que je n’ai rien à dire. Un vague échange de regards est suffisant. Salut. Salut.

Courant 1970 (30 ans)

J’ai postulé et j’ai été pris. Faut croire qu’ils ont vraiment du mal à recruter ! Je ne suis pas trop mauvais en électronique, je ne suis pas marié, je n’ai pas d’enfant et je ne crains pas la solitude. Le candidat rêvé. Ça m’a soulagé lorsque j’ai ouvert la lettre. Enfin, quelque chose vient éclairer mon petit horizon. Je me sens prêt pour l’immensité !

1971 (31 ans)

Je suis affecté à la Vieille et je commence lundi prochain. Mes affaires tiennent dans une valise. De toute façon, tout est prévu sur place. Le dernier gardien a fait 15 ans. Il part en retraite et restera quelques jours avec moi pour m’expliquer les manœuvres. Après cela, je serai seul maître à bord. Avec les mouettes !

Courant 1975 (35 ans)

Ici, tous les gestes sont ralentis, tout est fait à l’économie. Le ravitaillement est pour dans deux jours. L’océan sera calme. Pas comme l’autre fois où j’ai bien cru que les rations du mois allaient passer à l’eau. Le filin était trop tendu et le bateau avait bien du mal à garder la distance avec le rocher. Pourtant, ce n’était que le début de la tempête. Le lendemain, les vagues atteignaient les vitres de l’optique. Heureusement, le phare de la vieille en a vu d’autres et j’ai simplement attendu que le vacarme cesse. Ça a duré toute la nuit. Par moments je ne distinguais même plus la pointe.

Mais des gardiens, il y en a eu avant moi et des tempêtes aussi.

Aujourd’hui, l’océan a calmé sa colère. Je peux étendre mon linge. Le vent va finir de le sécher avant une heure. Mon regard se perd sur la verte immensité. Aucune activité. Rien qui me rappelle la furie de la veille. Le mégot se consume pendant que je rêvasse. Je me sens à ma place, ici sur ce rempart de l’humanité, ce rocher déchiqueté, cette tour dont je suis le gardien. Au-delà de cette limite ultime, l’homme doit céder la place, il s’efface, offrant son bout de viande à la force liquide, prédatrice en quête de nourriture. Quelle ironie…

Courant 1980 (40 ans)

Je n’ai plus de rasoir. Il semble que je n’ai pas anticipé ce détail. Puisque c’est ainsi, j’ai décidé de laisser pousser ma barbe jusqu’au prochain ravitaillement. On dirait Robinson sur son île ! Et quand je croise mon reflet dans le miroir, j’ai la curieuse impression de rencontrer un deuxième gardien, caché dans un placard depuis des années et qui surgirait soudain pour me tenir compagnie. Mais je suis seul sur ce refuge, ma vie rythmée par tout autant de rituels de fonctionnement que de survie. Peu de place pour l’ennui. Il y a toujours quelque chose à réparer, entretenir. Parler ne me manque pas. Et lorsque je dois échanger avec la terre, je m’entends prononcer une suite de mots et le timbre de ma voix me surprend à chaque fois et me semble atone. Je crois que je deviens un vrai sauvage.

 Texte: Corinne Français, Photo: http://little-moumoune.over-blog.com/article-580936.html

 

 

 

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité