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15 juillet 2014

Pâris des bois, V, par Corinne Français

 

salamandre

Kojirô essuie ses larmes d’un revers de manche. Il fixe intensément Pâris, qui n’a pas bougé. Puis, il respire profondément et retrouve son calme.

- Je…

Il hausse les épaules, d’un air désolé et regarde à nouveau Pâris qui n’a toujours pas bronché. Puis il rentre dans l’atelier, en se dirigeant vers un bout de bois qui traîne sur l’établi. Il le prend, le regarde sous toutes les coutures, le soupèse, l’effleure du bout des doigts, totalement absorbé par les sensations.

Il y a une belle ambiance dans l’atelier et quelque chose flotte dans l’air. Une sorte de bienveillance. Pâris sort discrètement, laissant Kojirô à sa rêverie. Une fois dehors, il se sent vraiment bizarre. Tout lui semble bizarre. En cet instant, il sent toutes ses certitudes imploser  dans sa tête, comme un château de cartes qui s’écroule. Son regard, comme Kojirô, se perd dans l’infini. L’odeur du bois cède la place au bruit de la meuleuse.

...Il a vingt ans et son père bricole dans le garage. Pâris avance, les mains dans les poches. Ses épaules sont crispées, il se sent en grand désarroi. Il se plante contre la porte et regarde cet étranger qui l’a élevé. Le père débranche l’appareil et le silence s’empare du vide créé par l’arrêt de la meuleuse. Alors, Pâris profite de cet instant suspendu  et ose :

- Pourquoi je ne sais rien de toi ? Depuis que maman n’est plus là, on est comme deux chiens sur la même gamelle. Qu’est-ce que je t’ai fait ? crache-t-il, l’amertume dans la voix. Le père ne répond pas, il tourne le dos au fils et fait mine de prendre un objet sur l’établi.

Pâris avance, le tire par l’épaule d’un geste brusque et les deux se retrouvent face à face. La tension est à son comble d’un coup. Le père respire fort et ses yeux sont mauvais. Mais Pâris ne se laisse pas impressionner. Il n’a plus peur. Il veut des réponses.

- Fous - moi la paix ! siffle le père.

- Non, cette fois-ci, tu ne te débineras pas ! lance Pâris, d’une voix étonnamment timbrée.

Les deux hommes s’empoignent, ce n’est pas la première fois. Mais le père n’a pas le temps d’enlever son ceinturon que déjà Pâris l’empoigne et le projette violemment contre le mur du fond  avec toute la force de ses vingt ans. Le père sent qu’il n’aura plus le dessus. Il s’effondre au milieu des pots de peinture et des caisses en bois. Il se met à pleurer, des sanglots étouffés d’abord puis tout le haut de son corps tressaute de rage, de tristesse et d’impuissance tout à la fois.

Pâris s’approche, il est encore tout étonné de ce qui vient de se passer. Jamais jusque là, il n’avait osé braver le vieil homme. Et puis là, d’un coup, tous ses repères s’effondraient et il savait que rien ne serait plus comme avant.

Et le père parle, dans un murmure, Pâris doit tendre l’oreille. Il parle et les mots peinent à sortir, comme englués dans la poussière des années.

«  On était environ cinq cents hommes de toute l’Europe, répartis dans des baraquements de bois et de tôle. A l’intérieur, c’était des sortes d’immenses hangars contenant des rangées de lits de camps impressionnantes. Aucune intimité pour tous ces bonshommes. Il y avait des gars de tous les âges, des Hongrois, des Polonais, des Bulgares et d’autres, toute l’Europe ratissée pour travailler dans les usines allemandes. Moi, j’avais ton âge et j’avais été ramassé avec tous les hommes valides de mon village en 43. Ils étaient arrivés un matin très tôt et ils nous avaient tous tirés du lit en hurlant « Raus ! Schnell ! * ».

Puis ils nous avaient fait monter dans des camions, entassés comme du bétail. Je suis parti comme ça au petit matin au cœur de l’Allemagne, à Ludwischaffen. Ça a duré trois ans, jusqu’à la libération. On trimait comme des fous dans les ateliers de l’ IGFarben. Il leur fallait des armes, encore des armes. On mangeait juste de quoi tenir devant la machine. Tous les Allemands valides étaient engagés dans la guerre, certains sur le front russe ou ailleurs, ils étaient allés chercher les plus vieux pour garder les prisonniers des camps de travail, comme nous. Tous n’étaient pas de sales types, ces salopards de nazillons. Il y avait aussi des pauvres gens comme nous, qui n’avaient pas eu le choix.

Une nuit, j’étais parti avec un copain de mon village dans une autre zone du camp. On avait picolé une saloperie d’alcool tchèque qu’un gars avait distillé je ne sais comment et on était tombés ronds comme des queues de pelle sur deux paillasses qui traînaient, incapables qu’on était de retrouver notre secteur. J’avais bien entendu la sirène retentir au milieu de mon sommeil d’ivrogne mais les alertes étaient si fréquentes que ça ne m’a pas réveillé.

Le lendemain…Il s’arrête et sa voix déraille quand il reprend. Le lendemain matin, nous, on avait la tête comme une enclume. Il y avait de l’effervescence dans tout le camp. On était tellement hébétés qu’on ne comprenait rien à ce qui se passait. Ça bougeait dans tous les sens, alors on s’est mis à courir aussi vers nos baraquements. Et plus on se rapprochait, plus on dégrisait. Quand je suis arrivé devant le mien…il s’arrête et se mord la main en étouffant un sanglot, y’avait plus de baraquement, gargouille-t-il. Il avait été soufflé par le bombardement de la nuit. Ils étaient tous morts, les gars de mon village, les types avec qui je bossais depuis deux ans. Et les Aallemands étaient fous. Ils hurlaient des ordres, en menaçant ceux qui étaient là, les yeux exorbités. J’ai passé la journée et les suivantes à ramasser des bouts de bras, de jambes, des morceaux de corps prisonniers des décombres. C’était mes copains. Il sanglote.

Je me suis retrouvé tout seul. Pourquoi je suis pas mort là-bas, avec eux ? Pourquoi ? hurle-t-il en regardant son fils.

Après ça, je voulais juste mourir. Mais je pouvais pas. Il y avait ta mère, en France et puis, elle était enceinte de toi. J’avais pas le droit de crever là-bas, tu comprends. Qu’est-ce que vous seriez devenus ? Alors j’ai fait en sorte de rester en vie, tant bien que mal. Puis, quand la guerre a été finie et qu’on nous a renvoyé chez nous, c’était horrible. Traverser à pied toute cette misère, errer à travers des villes et des campagnes dévastées. On a vécu des choses moches, tu comprends. Quand tu as vingt ans, tu n’oublies pas cette laideur-là. Elle s’imprime à l’encre indélébile, comme ce numéro qu’on m’a mis au bras. Ça part plus. Elle se dépose dans chaque petit bout de toi. C’est là et tu n’y échappes pas, même la nuit.

Mais tu vois, à cette époque-là, il n’y avait plus qu’une chose à faire. Il fallait bosser, recommencer à zéro, oublier. Et c’est ce que j’ai voulu faire, vraiment. Oublier toutes ces horreurs. Et me tourner vers toi, vers ta mère et j’ai essayé. Mais j’ai pas pu. J’avais rien de beau à offrir. J’avais que du noir à l’intérieur.

La vie, c’est qu’un tas de merde ! piaille-t-il.

Il pleure bruyamment maintenant et ne s’arrête plus. Pâris est assis. Il est abasourdi et pose sa main sur l’épaule de son père. Ils restent là un long moment.

 

…Kôjirô vient s’asseoir près de Pâris. Il pose devant lui un petit objet en bois. Les yeux de Pâris s’animent à nouveau. Un sourire surpris se dessine sur ses lèvres. Une salamandre le regarde. Elle est si réaliste qu’il s’attend à la voir bouger d’un instant à l’autre. Pâris comprend qu’il s’agit du bout de bois dont Kojirô s’était emparé avant qu’il ne sorte de l’atelier.

 

*« Dehors ! Vite ! »

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