La réalité de Théo, par Michelle Jolly

Piste d'écriture: un visuel intriguant, ici l'affiche de l'exposition d'Aaron Siskind au Pavillon populaire à Montpellier.

Malgré ses efforts, Théo n’a pas réussi à rattraper son ballon, car après un coup de pied, il a roulé sous les bancs, puis dans la haie du square, et dans la descente du tramway, puis s’est immobilisé, coincé entre la rambarde et le trottoir. Trop loin, beaucoup trop loin, se dit Théo en regardant en bas…En revenant sur ses pas, déçu et vexé, il sort de sa poche un dernier caramel, mâchonne pour se détendre un peu, autour de lui les plus petits crient dans le bac à sable, et les grands rient écroulés en grappes sur les bancs ; et c’est là, en levant la tête et regardant le mur du musée en face qu’il l’a vu…

« C’est un homme en maillot de bain, me dit-il, bras grands ouverts, suspendu entre ciel et terre, les jambes repliées comme s’il nageait mal la brasse ! moitié oiseau, moitié nageur ?  Bizarre, ajoute t-il, c’est une grande photo, donc il existe, mais d’où il vient ? L’a-t-on lâché d’en-haut et il étend ses bras pour mieux tenir dans l’air, ou l’as-t-on propulsé d’en-bas, une sorte de canon pour homme volant ?car ça a l’air de lui plaire ce jeu il relève la tête et sourit… »

J’écoutais ce petit raisonneur de dix ans inventer un monde, et voulais l’interrompre mais il continuait :

 » Pourquoi un maillot de bain ? Pour moi, c’est qu’il n’est pas en l’air, c’est sûr, il est dans l’eau  ou va y entrer !, j’ai souvent vu à la piscine des garçons sauter comme ça pour épater les filles…   Il a l’air triomphant, torse en avant, disant : c’est moi, regardez !  Et si c’était un homme qui peut se déplacer dans l’air et dans l’eau ? ça serait génial, tu trouves pas ? Bras et jambes qui avancent ou freinent, je serais oiseau et poisson ; rien ne m’arrêterait……. »

Je ne peux stopper son bavardage, ses yeux dans le vague traversent la photo…..

« Il parait qu’une fois par an, a dit la télé, il neige dans la mer, c’est des milliers, des millions d’œufs qui brillent comme une multitude d’étoiles, ce serait fou de nager au milieu ! comme dans des bulles, en bousculant les murènes, au fond, parmi les coraux noirs, pareils à la photo de mon frère qui fait de la plongée ! Et, quand j’en aurai assez de l’eau, remonter, et jaillir comme un geyser pour retrouver les oiseaux qui partent vers le sud ; aller haut, les pieds sur les nuages, là où le soleil brûle. Et puis je redescendrai, doucement, pour bien regarder en bas, car c’est tout petit…. » ……Je le regarde: menton appuyé sur sa main, il est loin, comme toujours, capable de démarrer sa machine à rêves au moindre incident ; mais il faut reprendre pied.

« Arrête de délirer, Théo, j’ai rapporté ton ballon, pas de foot ici, ou le gardien va te le confisquer ! »