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6 mars 2015

La berçante, par Michelle Jolly

Piste d'écriture: un objet emblématique de la vie d'une personne.

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« Vers 1850 les forêts de hêtres germaniques suffisaient à peine pour Michael l’ébéniste à assouvir son idée de volutes, enroulements,  courbes savantes, et ainsi façonner  à loisir le bois qu’il travaillait. C’est sur ces idées que je naquis, bien des années après, m’appelant, ici : bascule ou berçante, ailleurs rocking-chair ; mon nom changeait mais pas ma fonction, j’étais l’objet choisi pour le repos, une courte sieste, la rêverie, ou parfois aller contre la mode ambiante. C’est pour cette idée là que cette femme me désira, dans les années 60, car les meubles, les sièges, affichaient des pieds droits et pointus qui, lui donnait des envies de rondeur, d’abandon, de laisser aller.  Je fus le cadeau de son  trentième anniversaire.

Je trônais dans la maison du bonheur. Peu de meubles dans ce séjour inondé de soleil . Deux enfants se disputaient mes balancements, le couple , des instants de lecture ou de complicité. Cette période fut courte mais si belle, de cette beauté aveugle qui ne voit pas le naufrage arriver… J’entendis les colères et les disputes, on éloignait les enfants, je berçais souvent des larmes. Je n’étais plus objet de détente, mais souvent de consolation, de réflexion, j’étais là…. Un jour ils ne furent plus que trois, deux enfants et elle ;  le soir  elle restait de longs moments accrochée  à moi comme à une rambarde de navire dans la tempête, elle écoutait de la musique, toujours la même, et je berçais.

Et puis un matin, je fus transportée loin, très loin, sur un autre continent, seul objet emporté. Elle voulait essayer de renouer ces liens déchirés, repartir à zéro  ; à l’air qui m’entourait , dans ce salon étranger, iode et sel, je me sentis près de la mer. Les enfants avaient repris l’amusement de mes balancements, et, le soir elle, venait s’abandonner dans mes bras… Lui, apparaissait de temps en temps….C’était presqu’une vie normale, presque. C’est là qu’elle décida de me peindre en blanc, c’était joli, et ça allait bien avec la ville où on vivait ; Alger la blanche.       

Deux ans plus tard, retour au pays, nouvel appartement, tout se bouscule, je suis à l’étroit, mais elle vient souvent me confier ses problèmes ; ils sont trois à nouveau, pour longtemps, elle tranche, bouscule, décide.  Une jeune chienne adoptée a dévoré une de mes volutes arrière, je rage, on me rend ma couleur initiale,  une autre vie… Je passe du  séjour à la chambre, et l’on m’oublie un peu. Rares sont les moments d’abandon, ils sont à nouveau quatre, puis trois, puis deux, des déménagements, on ne me laisse jamais, comme si j’étais indispensable, mais le suis-je vraiment ?

Des années et des années, difficiles, trop difficiles, elle m’a oublié souvent :  j’ai meublé  la chambre, une mezzanine où l’on ne venait jamais, un bureau au fond d’un couloir, elle a vendu commode et tables, l’horloge de grand-mère et un Voltaire défoncé, mais je suis resté là.  Parfois elle venait me rejoindre, de plus en plus lourde, de plus en plus lente à s’asseoir et se relever, je la sentais ailleurs, inquiète, souvent vaincue….

 Aujourd’hui elle  m’a remise dans le séjour, devant la fenêtre ensoleillée, je reprends vie. Je la sens en accord, ses enfants sont tout près, des petits arrivent, la vie continue. Désormais, elle est seule ; il est des jours où elle ne me quitte pas, elle écrit, lit, écoute ses disques sur moi, comme en confiance ; et quand elle cale un coussin sur le siège,  reprend le balancement que je lui donne depuis plus de cinquante ans,  je ne la sens pas si seule que ça… mais ce n’est qu’un sentiment de fauteuil !!!

 Michelle Jolly.
illustration: je l'ai empruntée au blog http://www.leblogantiquites.com/2007/09/rocking-chair-s.html, bien intéressant. Carole

 

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