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2 juillet 2015

Livres liserons... par Carole Menahem-Lilin

Piste d'écriture: donner la parole à un objet, un animal, un végétal...

livre

On a tout dit de nous : que nous sommes écrits par un auteur, mais réécrits par les lecteurs, qui projettent leurs rêves dans l’incendie de nos chapitres.

Que nous sommes capables de vous mener au suicide comme le Jeune Werther, au dérèglement des sens dans un Bateau ivre, à la politique marxienne (mot valise dérivé de Marx et de Mars, interprètera qui voudra), à la nausée sartrienne ou à la pornographie.

Pauvres de vous, lecteurs victimes !

On nous concède que nous sommes accessoirement porteurs de beau-savoir, de beau langage, bref de belles choses fort inutiles. On a parlé d’alerteurs de conscience, d’allumeurs de poésie, de professeurs de respect. Je vous mets à l’aise : il y a aussi de vrais cons parmi nous, des salauds, des pervers, et puis des sans intérêt et des cocottes. Oui des cocottes en papier, à la jolie tournure… Mais que nous soyons à la mode ou non, tous nous sommes titrés, et depuis quelques décennies, ISBNisés.

Bouillons de culte et de culture nous sommes. Brouillons d’émotions vives, et de réflexion rafraîchissante…

 

On a tout dit de nous, donc. Mais que nous réfléchissions, au double sens du terme ? Y avez-vous songé ? Or, humains, nous vous réfléchissons tout entiers. Dans l’acception abstruse : certaines tablettes électroniques vous renvoient d’ores et déjà vos habitudes de lecture – combien de temps passé par page, combien dure pour vous une cession, et êtes-vous concentrés ou non… (non, cette dernière statistique n’existe pas encore, mais ça ne saurait tarder : puisque même les murs ont des oreilles, les écrans peuvent bien avoir des mouchards.) Ceci dit, je ne suis pas pressé de voir ajouter à ma reliure une petite fenêtre d’auto-évaluation.

Je suis un volume en papier, moi, volumen dont les pages, amoureusement cousues, ouvrent leurs ailes bistres et fumées. Je sens un peu la poussière, il est vrai. Mes caractères, depuis cinquante ans qu’ils ont été apposés par leur casse, ont tendance à dégringoler un peu les uns sur les autres, ou au contraire à s’enfoncer dans l’épaisseur autiste de ma trame. Certains paragraphes ont donc migré dans le silence. Mais le plus souvent ça chuchote et ça papote, je dirais même : ça papierlotte, ça palpitaille. Et je ne vous entretiens pas des notes de bas de page, depuis le temps qu’elles gondolent… Je peux vous dire que ça intronise et ironise chez nous. Les numéros mêmes n’en font plus qu’à leur têtage. Oui vous avez remarqué ? J’ai une tendance au néologisme. À force d’entrer dans vos âmes, je m’humanise et me diffracte.

Car, comment, pourquoi, préférer un lecteur à un autre ? Et même quand cela arrive, comment ne pas accueillir même les moins valeureux, les plus indécis, ceux qui migrent sans cesse et se dénigrent itou ? Au nom de quoi les reconduire à la frontière de notre cartonnage, et faire d’eux des sans-titres ? les corneurs de pages, les émetteurs de soupirs, les émietteurs de croissants, comment ne pas les aimer, dès lors qu’ils apprennent à s’aimer à travers nous ?

Quand j’entends une bille de stylo crisser dans mon pédigrée, je frissonne en silence, j’endure. Quelquefois les remarques valent la peine, parfois de jolis dessins font de moi et mes cahiers des tatoués heureux. Le reste, taches et usages tâcherons, on oublie. On oublie vite… On oublie comme font les nuages, comme s’ennuagent les miroirs : avec esprit. Si, livres, nous sommes des bavards, nous sommes surtout les buvards de votre âme. Nous reflétons vos atermoiements, votre intelligence, vos rêves les plus inavouables et imprécis, comme les plus impressionnants. Nous gardons en nous les pensées que vous avez à peine conscience d’avoir, vos mots (et maux) les plus ténus – vos témérités les plus grandes.

Lecteurs liserons, qui rampez et fleurissez sur nos pages, nous vous lisérons, nous vous libérons, nous vous analysons. Nous vous lisons.

En avez-vous conscience, vous qui détournez nos mots pour dire les vôtres, et réécrivez votre histoire entre nos lignes ? Ne protestez pas, je suis un vieil anarchiste du désir. Un sage crut me concevoir, d’autres s’autorisèrent à me traduire, j’eus mes amantes et mes commentateurs. J’ai évolué avec eux, ils ont grandi avec moi, nous continuons de dialoguer, bien après la mort de mon auteur.

L’auteur, justement. Qu’en penser ? Sans lui, sans eux me direz-vous, nous n’existerions pas. C’est juste. Mais alors  eux, sans nous ?

Entre nous, l’auteur nous le créons tout autant qu’il nous crée, ou du moins nous le recréons, nous l’élevons – oui, nous sommes éducateurs de nos auteurs. Éditeur, libraire, journalistes, lecteurs sont pour quelque chose dans cette initiation. Mais entre lui et nous c’est une histoire de peau, et de pause. Quand la pulpe de ses doigts touche notre machin-chose, nous devenons enfin ce que nous ne sommes pas encore… Tout l’avenir commun de l’auteur, de son œuvre et du lecteur tient dans cette rencontre première, ce quelque chose de charnel, quand la pensée emprunte pour s’inscrire le chemin des songes. Nous les livres sommes l’architecture d’un monde entre-deux, un monde qui n’existe que si on le croit vrai, et qui ne se pérennise que si nous lui offrons la féérie de nos, de vos, mémoires. Lisez-nous, et nous vous tisserons.

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Commentaires
F
Je me suis régalée en lisant ton texte, merci Carole.<br /> <br /> f
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