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13 juillet 2016

Le temps des azeroles, par Jean-Claude Boyrie

Le temps des azeroles.

 Jardin en friche

un vieux silence

monte dans les saules

 Marc avait retrouvé cette photo d'Alice au fond d'un tiroir. À quelle occasion la lui avait-elle donnée ? Il ne s'en souvenait plus au juste. Peut-être voulait-elle tout simplement s'en débarrasser….

L'image était plutôt floue et surexposée. Elle datait... de quand, au fait ? De plusieurs mois avant leur rencontre, voire davantage… ce cliché n'avait aucune raison d'évoquer pour lui quoi que ce fût. Et pourtant Marc le contemplait avec fascination.

Alice faisait décidément très jeune à cette époque. Sur cette photographie, elle avait une expression mutine – enfantine eût-il dit - et de bonnes joues pleines. La jeune femme posait dans son jardin, les cheveux relevés en chignon sur sa tête. Elle était en train de cueillir des framboises – des groseilles, peut-être – rouges lumignons épars dans la verdure. Il remarqua la robe d'été, très décolletée : elle se fondait dans le décor, du fait de sa couleur jaune-vert.

Les feuilles de saules, en arrière-plan de la photo, frissonnaient de façon palpable. Il se dit qu'il devait y avoir un sacré vent ce jour-là.

En observant de plus près les détails, Marc s'aperçut qu'un bord avait été grossièrement retaillé, sans doute pour cacher un personnage, qu'on devinait cependant. Alice semblait s'adresser à cet interlocuteur, invisible, mais présent. Qui pouvait être cet inconnu ? Sans doute quelqu'un de proche : un parent, un ami d'Alice ? Ou bien son flirt ? Marc éprouva rétrospectivement de la jalousie en raison de ce sourire qui ne lui était pas destiné.

Cette image avait surtout pour effet de raviver une blessure mal refermée. Entre Alice et lui, les choses avaient fini comme elles avaient commencé : sans rime ni raison. Ce qu'on nomme amour fou (s'agissait-il vraiment de cela ?) n'avait duré qu'un été. Lui ne s'était pas vraiment remis de cette aventure.

Dans le silence.

et dans la nuit

tout est chemin

 Marc avait rencontré son égérie à l'occasion des feux de la Saint-Jean, fête très populaire ici, qu'on amalgame à tort avec celle de la musique. Cette nuit la plus longue, où la campagne s'embrase de mille feux, voit éclore en même temps des orchestres, chorales, et autres formations improvisées. Partout l'on danse ! Le temps d'une farandole, Marc avait saisi la main qui se tendait à lui, celle d'Alice en l'occurrence, et c'est alors que tout avait basculé. Cette fille lui avait tourné la tête. Ensemble, ils avaient tournoyé, goûté quelque grillade ou picoré des tapas, sans doute un peu trop bu. Puis, ils s'étaient écartés du groupe. Alice l'avait mené par la main sur un chemin âpre, rocailleux, qui menait à son jardin. L'ombre s'était refermée sur eux. De ce qui s'ensuivit, Marc n'avait pas gardé claire conscience. Il se souvenait juste combien cette nuit fut douce.

Il avait fait durant la journée une chaleur moite. Il émanait du sol humide de rosée un parfum de foin fraîchement coupé, qui flottait sur la campagne.

Ils avaient fini leur courte nuit dans un maset, tendrement enlacés au creux de ce modeste abri.

Au petit matin, Alice avait cueilli des framboises de son jardin, qu'elle avait malicieusement fourrées dans la bouche de son compagnon encore assoupi. Le jus pourpre dégoulinait sur son menton. Les lèvres d'Alice étaient couleur de framboise. Il garda de ses premiers baisers la saveur douce acidulée.

Ils s'étaient revus par la suite, étaient devenus amants. Rien n'avait remplacé ce lieu propice au rêve et ce fragile instant. Simple fantaisie ou parti délibéré ? Jamais Alice ne mena plus Marc en son jardin secret, paradis entrevu. Ils se donnèrent rendez-vous par la suite en divers lieux, partout sauf là. Une fois l'été passé, quand fut venu le temps des amours mortes, Marc tenta de retrouver l'endroit, mais il manquait de repères, ayant omis ce soir-là de semer les cailloux du petit Poucet. Divers chemins, tous pareils, rayonnaient à partir du village. Ils avaient en commun leurs murets de pierre sèche ou haies de lauriers. Les maisons d'alentour se confondaient dans leur consternante banalité. Entre mille autres possibles, il ne put jamais identifier l'itinéraire menant au jardin d'Alice.
La voie en était définitivement perdue.

 Nuit d'été

son chemisier ne tient plus

que par deux boutons de fièvre.

Pour agrémenter leurs dînettes, Alice emportait toujours avec elle un échantillon de fruits de son cru, cueillis du matin. Après les garriguettes et autres ciflorettes, vinrent la variété marra, plus tardive, plus douce, au parfum de fraises des bois. Au fil des semaines, cerises, groseilles, framboises se succédèrent. Puis vinrent les abricots à la chair onctueuse et les brugnons dorés.

C'étaient autant de jalons, marquant les étapes de la belle saison. Au fur et à mesure que l'été s'écoulait, en pente douce, les jours raccourcissaient, les nuits fraîchissaient.

Vint la seconde quinzaine d'août, à l'avant-goût d'automne. Une sorte routine s'était instaurée entre les deux amants. Il cessèrent de redécouvrir le monde et les baisers qu'ils échangeaient se firent moins passionnés. Surtout, leurs rendez-vous s'espacèrent. Alice prit l'habitude de se faire attendre, elle s'éclipsait après coup mystérieusement. Puis, elle disparut plusieurs jours d'affilée, sans donner d'explication - ce qui pour Marc en supposait une. Il dut se faire à cette idée : Alice avait une autre vie, elle entendait la préserver. En tout cas, il respecta son silence et s'abstint de poser à son amie des questions qui n'eussent mené à rien

Un mur infranchissable les séparait fait non de pierre, mais de rayonne. Allez savoir pourquoi, lorsqu'il retrouvait Alice, il s'acharnait sur son chemisier, dernier obstacle à la douceur de son sein. À travers la fine étoffe, il croyait sentir le grain de sa peau. N'étaient ces deux boutons, qui ne tenaient qu'à un fil, à l'image de leurs amours et que dans sa hâte, il aurait tant voulu faire sauter....

Plus tard, trop tard, il comprit que l'attente importe plus que l'étreinte. Alice, en évitant d'abord de se livrer toute, avait donné le meilleur d'elle-même.

L'équinoxe approchant, avec ce mélange de rouerie et d'ingénuité qui devait faire partie de sa nature, Alice fit comprendre son compagnon que leur idylle aurait une fin, comme toute chose. Marc fit d'abord celui qui n'entend pas. Mal lui en prit. Il subit d'abord d'insignifiants coups d'épingle, un avertissement sans frais. À ce message subliminal, succédèrent des piques plus appuyées. Vint le temps des petits malentendus qui font les grandes ruptures, prélude à l'hiver du coeur.

Hasard ou calcul, leur dernière rencontre eut lieu le 21 septembre, un mercredi. Le temps était encore agréable, mais on sentait que le ciel au loin se voilait. Marc et Alice avaient fixé leur dernier rendez-vous au prieuré du Vignogoul. Son architecture élégante se devinait au dessus du mur d'enceinte, englobant également un jardin monastique. Le chemin qui menait au sommet de la colline – on dit un « mourre » dans le parler local - était ceint d'une double haie d'azéroliers. Marc ignorait jusqu'au nom de cet arbuste épineux, proche parent de l'aubépine, qui poussait à l'état spontané. Alice lui apprit à reconnaître ses feuilles dont la forme évoque celle d'une patte d'oie. Il voulut goûter ses fruits, qui ressemblaient à des pommes minuscules, pour les recracher aussitôt, tant leur pulpe était astringente. Elle lui recommanda de les réserver après cueillette, il les mettait par la suite en confiture ou en gelée. Ce qu'il fit. Ainsi accommodées, ces azéroles portaient en elles les dernières saveurs de l'été finissant.

Car ensuite, Marc ne devait plus revoir Alice. Il ne chercha pas d'ailleurs, à quoi bon ? Les mois, les années passèrent. Il oublia, tenta d'oublier plutôt, son visage, son sourire et le son de sa voix. Le temps de leurs amours était bel et bien révolu. Le hasard (mais en était-ce un ?) lui fit à la même saison porter ses pas sur le sentier du Vignogoul, à l'endroit même où ils s'étaient dit adieu. L'automne avait ramené la fructification des azéroles. Marc ne put s'empêcher d'en porter une à sa bouche. Il y retrouva la douceur acidulée des baisers d'Alice. Elle était à ses côtés de nouveau, présence absente. Ainsi, d'une certaine façon, le temps suspendu reprenait son cours.

Haïkus: Christian Cosbert. Texte: J.C. Boyrie

 Pistes d'écriture : haïkus d'été, d'après « Juste la douceur du vent » de Christian Cosberg, 2016, éd. Tapuscrits. / Goûts, textures, émotions, par l'évocation des aliments.

 Illustration : Azéroliers, in « La garrigue, grandeur nature » de Jean-Michel Renault, éd. 1980.

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