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21 novembre 2012

Passage (4), par Sonia

Dernier épisode de "Passage".

 

Nous voici quelques mois après la mort du père.

Arnaud déambule lâchement dans les rues de son quartier,  tourne autour du pot, si l’on puit dire, ce soir à nouveau,  il n’ose pas affronter sa femme, son enfant.

Il est un peu tard, l’enfant est couché, Arnaud n’est pas rentré, son assiette pleine reste sur la table, Bénédicte a fini par dîner seule, comme la veille et l’avant-veille. Elle ne se sent pas bien ce soir. C’est rare chez elle, elle est d’une bonne nature. Mais cette fois, trop c’est trop. Elle voudrait ne pas comprendre, elle voudrait se voiler la face. Plusieurs soirs de suite, Arnaud qui rentre à point d’heure, le regard absent, le verbe évasif, non, elle ne peut plus ne pas saisir ce qui leur arrive. Alors ce soir, d’un geste sûr, elle rassemble quelques affaires de son mari, elle  les fourre dans  un grand sac poubelle auquel elle agrafe son nom, Arnaud, elle le dépose derrière la porte de l’appartement, Elle effectue ces gestes tranquillement, comme si c’étaient des gestes habituels, mais à l’intérieur ce n’est pas habituel, elle bout, elle flambe, elle explose. Elle débarrasse l’assiette non entamée,  nettoie la table de cuisine, prend une douche très chaude, s’installe dans son lit avec un roman policier. Elle se défend de l’attendre, mais ne comprend pas grand-chose à l’intrigue du roman. Tant pis, elle fait semblant, c’est mieux que rien.

Elle entend Arnaud sortir de l’ascenseur, elle entend crisser le sac en plastique,  elle perçoit le bruit de la porte de l’ascenseur qui s’ouvre et qui se ferme, elle va à la fenêtre, le voit sortir de l’immeuble.

Elle se recouche, pleure beaucoup, se refuse à penser.

Les jours suivants, elle s’organise autour de son travail et de son fils qui ne demande rien à sa mère, elle ne lui donne pas d’explications non plus. L’absence d’Arnaud pèse lourd entre les deux, mais aucun n’ose l’évoquer, ils se protègent l’un l’autre.

Un jour, elle reçoit un courrier d’Arnaud dans lequel il lui demande d’embrasser le petit et sur lequel figure sa nouvelle adresse.

Un samedi soir, n’y tenant plus, elle se dirige avec l’enfant à l’autre bout de la ville vers une nouvelle résidence moderne campée au milieu de rien, elle trouve le nom d’Arnaud sur les sonnettes de la porte d’entrée, elle sonne, pas de réponse.

Il fait froid, il gèle, ils attendent, ils sont tristes, ils n’ont parlé de rien, comme si tout ça était naturel, ils attendent, tout simplement.

 

Nous, nous savons qu’ils n’auront pas attendu en vain.

Ils vont se retrouver, certes...

 

                                                                                                                                           

Il obtient son premier poste dans un collège à Belfort, séparée par 15 petits km d’autoroute de Sochaux-Montbéliard mais tellement différente, une ville qu’il ne connaît pas vraiment. Il trouve là encore un autre monde, un autre accent, une autre architecture, un climat plus rude. Il est une nouvelle fois dépaysé.  Il trouve facilement à se loger.

Il a 25 ans, il est adulte, il a un emploi, un logement, il a voulu échapper à son milieu social, il y est parvenu.

Un soir, il prend son dîner dans un des restaurants de la vieille ville, une jeune femme s’assoit  à la table d’à côté, elle dîne seule elle aussi, ils engagent la conversation, elle est jeune, elle est jolie,  elle a le verbe agréable, elle se prénomme Bénédicte, elle vient de prendre un poste de responsable de marketing chez Alsthom, la grande usine qui fait vivre la ville et où sont fabriqués les TGV, elle ne connait encore personne, elle est de Strasbourg, elle est d’une famille de musiciens connus sur la place.  Ils se voient, se revoient, ils se lient, élaborent des projets, finissent par emménager dans un  deux-pièces rénové du centre ville.

Arnaud tente par tous les moyens d’éluder l’idée d’une rencontre avec les parents respectifs. Il sait qu’il ne pourra y échapper.  Il ne veut pas  imaginer ce moment où il leur présentera Bénédicte  dans leur HLM de Sochaux, il  voit déjà leurs regards craintifs,  gênés,  leurs gestes empruntés. Certes, sa mère aura préparé un délicieux repas avec saucisse de Morteau aux lentilles, concoillote à l’ail et tarte aux mirabelles. Mais la conversation à  table, non, là, il se bouche les oreilles. Il vit alors une période où il ne se sent pas bien, où il ronchonne pour rien, Bénédicte ne comprend pas son changement d’attitude, il ne souhaite pas partager son mal-être.  La honte de son milieu social d’origine le prend à la gorge, le milieu paysan de ses grands-parents qui lui ont appris à faire du vélo, celui des ouvriers de chez Peugeot  dans lequel il a grandi, il  cache. Il s’est transformé, il s’est propulsé dans un autre statut social, il a acquis de nouvelles manières d’être, il ne peut plus revenir en arrière maintenant. La question de la honte le taraude. Il sait que chez Bénédicte, il va trouver un appartement cossu, salon avec  piano et autres instruments de musique, grande bibliothèque pleine de livres,  objets chinés dans des brocantes, cuisine contemporaine, toilettes new-age. 

Il sait pouvoir compter sur la délicatesse de Bénédicte quand elle rencontrera ses parents dans l’immeuble HLM à Sochaux, mais là n’est pas la question. La question est en lui. Un passage à négocier. L’idée de trahison, un sentiment de culpabilité à malaxer. Bénédicte est en dehors de tout ça. Dans sa vie, tout coule de source, tout est naturel, pas de transgression, son statut social et professionnel sont dans la droite ligne des projets parentaux, ces musiciens qui souhaitaient pour leur fille un avenir professionnel assuré plutôt qu’une vie d’artiste pleine d’embûches. Alors, qu’y comprendrait-elle ?

Il est maussade, il s’éloigne d’elle avec qui il ne partage pas son malaise profond.

Puis vient le clash, la déflagration, l’explosion, c’était à prévoir, et tout sort en vrac, les paysans, les musiciens, la concoillotte, les beaux appartements, le bon goût, les bonnes manières, les bourgeois, les ouvriers, les paysans, la joute est violente, paroles exacerbées, larmes d’incompréhension, ils s’écroulent tous les deux, se retrouvent sur l’oreiller,  première étreinte depuis un long moment, une étreinte qui oublie la lutte de classes, ils se réveillent groggys, les choses ont été dites, enfin.

La première rencontre se déroule avec la belle-famille dans leur appartement d’un immeuble cossu de Strasbourg. Petit appartement en bordel, cuisine dépareillée, livres sur le sol, sur les chaises, sur les tables, le chat qui en rajoute, tout ça le met à l’aise. Un repas de Sushis, Madame cuisine peu et mange léger.

Les parents de Bénédicte sont chaleureux, semblent tranquilles dans leurs bottines, parlent beaucoup, de tout et de rien mais on ne s’ennuie pas et Arnaud ne se sent pas obligé d’étaler ses origines, il respire. Sans doute Bénédicte les a-t-elle priés de rester discrets.  Arnaud est satisfait, il a su se tenir, il a appris à bien parler, à s’adapter aux nouveaux environnements. Première épreuve  réussie.

Puis c’est à Sochaux que se rendent les amoureux.

 Arnaud est crispé, serre les fesses, serre les dents, les sentiments de honte, de trahison, de culpabilité ne l’ont pas quitté. Il a honte d’avoir honte. Cercle infernal.

Au vu de la décoration de la table et des efforts vestimentaires de ses parents,  Arnaud imagine leurs efforts  pour que la réception se passe au mieux. Il en est ému.

Forcément, il retrouve la saucisse de Morteau, la concoillotte, la tarte aux mirabelles, tous les ingrédients des repas de fête chez les Petitgirard, mais il n’en prend pas ombrage.

Bénédicte se montre tout en douceur. Une délicatesse de classe, car elle a la classe, Bénédicte. Les parents la dévorent des yeux, la chouchoutent, prenez donc une deuxième part de tarte, les mirabelles viennent du verger de nos cousins de Pierrefontaine, vous viendrez un jour, vous verrez, vous ne serez pas déçue, certes, ce n’est pas la grande ville etc etc. Arnaud souhaiterait abréger, il craint les prolongations, le pousse-café, il guette chaque tournant de la conversation, la peur du dérapage. Il ne peut plus parler, il est à l’affût du moindre signe de départ, mais les échanges se prolongent, le Bourgogne aide bien, les parents semblent de plus en plus à l’aise, Bénédicte aussi, la garce, elle y prend plaisir à parler de la cuisson des saucisses de Morteau aux lentilles, mais quoi, elle va se forcer longtemps, elle ne va pas finir de jouer les femmes du peuple ? Il n’en peut plus, quitte la table, va retrouver son ancienne chambre et ses affiches de l’équipe de foot de Sochaux, il se pose sur son lit, il attend, il ne veut plus participer à la scène ridicule qui se joue dans la salle à manger, il déteste Bénédicte et son aisance de classe, il sait maintenant qu’il prendra sa revanche, tôt ou tard. Elle est trop forte pour lui, il la piétinera un jour.

Il attend, ils finiront bien par se lever de table, il guette le moindre bruit de chaises, mais rien ne bouge, ni eux, ni lui. Que peuvent-ils bien se raconter autour de cette maudite table, il ne perçoit que des sons divers, des rires, des toussotements. Il retourne dans la salle à manger, les convives sont décontractés, Bénédicte rayonnante. L’heure passe, il propose de se séparer, Bénédicte et les parents Petitgirard se lèvent, on se congratule, on se remercie, on s’embrasse et le sketch prend fin, enfin.

Durant le trajet en voiture, Arnaud ne pipe mot. Bénédicte n’ose  ouvrir la bouche. Silence lourd, mauvais présage.

Ils ne reviendront pas sur cet épisode. L’incident est clos, sauf qu’il n’y a pas eu d’incident, ce qui n’est pas forcément bon signe.

Puis leur vient un fils, un petit Florian.

Bénédicte prend un poste de responsable de marketing dans les vins de Bourgogne, ils déménagent dans un immeuble cossu d’un quartier chic de Dijon où Arnaud obtient une mutation. Tout baigne, en somme.

Arnaud s’adapte vite aux mœurs bourgeoises provinciales de cette ville où Bénédicte retrouve un environnement proche de celui de sa jeunesse à Strasbourg : rues piétonnes, magasins chics, places de charme, terrasses de bistro alléchantes, maisons anciennes, touristes en nombre, des caves à vin réputées,  un opéra, un théâtre, des salles de cinéma d’art et essai, elle est dans son élément. Belfort restait pour elle une ville ouvrière.

Les années passent, l’enfant grandit sans problème majeur, Bénédicte prospère dans son domaine professionnel, Arnaud, bon mari, bon père, bon prof, se laisse bercer dans une vie sans histoire.

Son père décède des suites d’une maladie professionnelle que Peugeot se refuse obstinément de reconnaître. Arnaud, sa femme, son fils se rendent aux obsèques au cimetière de Montbéliard. Arnaud se retrouve plongé dans son milieu naturel, il retrouve ses copains d’enfance, les collègues de son père, les syndicalistes qui lisent un discours musclé à l’église, soutenus par un curé militant de la cause ouvrière. Le choc est brutal. A la tristesse d’avoir enterré son père s’ajoute un profond malaise : il ne sait plus qui il est. Il a perdu le fil. Il lui prend une envie subite d’entamer une partie de foot avec ses anciens copains qui, eux, ont tout naturellement atterri chez Peugeot. Il regarde Bénédicte, il la voit dans sa tenue pensée au plus juste, il pense au ballon de foot, non, décidément, quelque chose  ne colle plus, il est déconnecté.

A partir de là, rien ne sera comme avant. Le déclic est puissant. Un électrochoc.

Pendant le trajet en voiture jusqu’à Dijon avec Bénédicte, à nouveau un silence pesant s’installe. Bénédicte doit penser que c’est le deuil, le chagrin, elle se trompe lourdement. Les jours suivants, elle se montre particulièrement câline, consolante, elle ne sait pas qu’elle est à côté de la plaque. Il déteste cette compassion dont il n’a aucunement besoin. D’ailleurs, de quoi a-t-il besoin ? Il redevient maussade, se ferme, s’emmure, elle supporte, elle pense que c’est le deuil.

La vie s’écoule, mal, dans des silences lourds, ils gèrent le quotidien, l’enfant, le travail, l’appartement.

Cette fois, pas d’explosion, pas de clash, rien ne sort. Une distance s’instaure subrepticement, qui ne dit pas son nom. Arnaud fréquente poliment les amis de sa femme, lui-même n’a pas d’amis, comment pourrait-il se lier aux autres, il ne sait pas qui il est.

Par moments, il se prend à rêver de vélos, de foot, de vaches, mais ça ne va pas plus loin. Il apprécie son appartement cossu, ses Timberland, les amis de sa femme.

Il apprécie, mais.

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