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17 avril 2013

La lune morte, par Jean-Claude Boyrie

La lune morte.

Vallée de la lune

 « Voyez-vous, me dit Marcello, je compatis à votre situation. Dans un certain sens. Mais d'un autre point de vue, j'y trouve quelque chose de positif, car vous en apprendrez beaucoup sur le pays.

Maigre consolation ! me dis-je in petto. La seule question qui me tracassait était celle de savoir si la dépanneuse arriverait avant la fin de la journée. Si ce n'était la cas, fallait-il pour autant me résigner à la fatalité ?Certainement non ! Je n'allais tout de même pas moisir en cet endroit perdu !

L'autochtone me répondit par un geste évasif.

« Mamma mia ! Est-ce que je sais ? Priez seulement la Madone, Signor, et tout le reste viendra de surcroît ! ». J'acquiesçai à ce propos qui n'était rassurant qu'en apparence.

Sans doute voulait-il dire qu'en Sardaigne on ne peut compter que sur soi-même et sur la Vierge Marie. Oui, mais quand on vient de couler une bielle, à quoi sert un Ave Maria ? Je priai Marcello d'appeler plutôt un dépanneur. Il était petit de taille et râblé, comme beaucoup des gens d'ici. Je comparais ses membres secs et noueux aux branches d'un vieil olivier. Une superbe paire de bacchantes lui donnait un faux air de grand bandit sarde, comme on en voit dans l'imagerie populaire. Je n'énoncerai pas ce cliché «  qu'il cachait un coeur d'or sous un dehors bourru », mais c'était un homme serviable, assurément. Tomber en panne ici ? La belle affaire ! Marcello s'était mis en peine d'appeler un à un sur son portable tous les garagistes des environs. Il s'exprimait avec volubilité dans son dialecte sarde, étonnamment proche du latin. Je suivis mal le fil d'un échange pas forcément bucolique, mais dont je retins cette conclusion, qu'aucune des interlocuteurs sollicités ne manifestait d'enthousiasme pour venir me dépanner ici.

La guinguette de Marcello (Toilettes – Boissons fraîches et chaudes – Panorama***) se trouvait opportunément implantée au sommet d'un col. C'était la seule construction habitée à vingt kilomètres à la ronde, en même temps qu'un observatoire privilégié et le point de passage obligé des touristes sur cette route en lacets. Sa terrasse ombragée offrait un point de vue sur un site étonnant, offrant quelque similitude avec l'aride surface lunaire, d'où son nom : « Valle della luna » : vallée de la Lune. Le regard parcourait d'abord la ligne de crête déchiquetée, puis descendait à flanc de coteau, embrassant un paysage désolé, que l'on eût cru purement minéral, n'était la présence insolente de bosquets de chênes-verts et pins clairsemés au milieu d'une végétation rabougrie.

On lit dans les guides que la Sardaigne compte quatre millions d'ovins pour un million d'habitants. Un chiffre censé tout montrer, alors qu'il cache l'essentiel, comme on dit des statistiques. Qui peut cerner la réalité de ce pays impénétrable, à l'image d'un maquis que l'oeil embrasse et qui s'étend à l'infini. ? Les rochers ressemblent aux moutons et les moutons aux rochers. Bien malin qui pourrait les dénombrer, sauf par la méthode fameuse du polytechnicien, qui consiste à compter les pattes et à diviser par quatre. Ce que personne ne songe à faire ici. Quant aux pasteurs supposés garder ces troupeaux, le regard les cherche en vain. Il doit bien y en avoir quelque part, mais le visiteur intrigué se demande où ils ont pu passer. Sans doute le berger se repose-t-il à l'ombre d'un saule, ou au bord de quelque ruisseau, tel le suceur de roseau cher à Virgile.

Marcello, toujours disert, m'expliqua que d'avril à novembre (les sept mois que dure la saison touristique) on voyait passer beaucoup de monde ici. Les voyageurs pressés de rejoindre au plus tôt la côte ne s'attardaient guère dans sa modeste trattoria (mentionnée avec la mention « faute de mieux » au guide Michelin). Ils y faisaient une courte halte, juste le temps de faire le vide ou de faire le plein, selon les cas, si ce n'est les deux. Le temps aussi de prendre quelques photos, à défaut d'acheter des cartes postales, ou encore d'avaler un café, parfois suivi d'un petit verre de liqueur de myrte : la spécialité du pays.

Trêve de digressions. Pendant ce temps-là, les aiguilles de l'horloge continuaient de tourner. Sept heures déjà. La chaleur commençait à tomber. À même enseigne, diminuait la cadence des cars qui, de toute la journée, n'avaient cessé de défiler avec une désespérante monotonie. « À la tombée de la nuit, le trafic s'interrompra tout-à-fait, ce sera la grande solitude ! », me prévint Marcello. Dire qu'à quelques cent kilomètres de ce lieu de perdition, une chambre d'hôtel confortable avec vue sur mer m'attendait en vain !

Je mangeai sans appétit la maigre collation que mon hôte me proposa, composée des ressources du lieu : salami sarde, paneddas, olives a scabecchiu, Pecorino, tourons agrémentés d'un doigt de Malvesia. En attendant la venue de plus en plus hypothétique d'un dépanneur, nous continuions à deviser. Sur tout ce qui concernait son île, et ses racines, Marcello s'avérait intarissable. De toutes façons, je n'avais rien d'autre à faire qu'à l'écouter pour passer le temps. Je prêtai donc une oreille attentive à son récit. C'était celui de la création du monde à la sauce sarde :

«  Au firmament, les étoiles n'étincelaient pas encore de leurs mille feux. La lune éclairait à peine le monde de sa lumière voilée, que déjà son frère le soleil, attendait tapi derrière l'horizon, le moment de surpasser la lune par l'éclat. Quand sa lumière jaillit, radieuse, illuminant la surface de la terre, il décida qu'il régnerait désormais maître sur toutes choses, inertes et vivantes. La lune en conçut un fort dépit. Quel moyen de rivaliser avec ce qui était devenu l'astre du jour ? Elle demeura dans l'ombre, en proie aux démons de la nuit, qui s'acharnèrent sur elle, la couvrant de cendre et rongeant sa face, tantôt d'un côté, tantôt dans l'autre. Une fois par mois, la lune disparaît complètement. Une fois par mois, le disque retrouve sa plénitude et sa splendeur d'antan. 

En ce temps là, la Sardaigne était peuplée de géants. Ces premiers habitants de l'île, doués d'une force herculéenne, édifièrent ces forteresses, dont les vestiges constellent aujourd'hui le paysage. Nos innombrables nuraghe, hautes tours aux murs cyclopéens, gardent la mémoire de ces hommes des temps farouches. »

 Marcello m'avait conté cette histoire d'une traite. Il s'enorgueillissait à juste raison de ses lettres de noblesse, qui remontaient à la nuit des temps.

« Vous comprenez pourquoi, conclut-il, nous autres paysans de la Gallura considérons ce lieu comme maléfique. Depuis l'âge de bronze, ces blocs erratiques sont un repaire de fantômes et de mauvais génies. Croyez-moi, Signor, mieux vaut ne pas s'y aventurer. »

Je consultai ma montre : huit heures du soir. Sur le sol, les ombres, démesurément, s'allongeaient. Des feux, ça et là, s'allumaient dans la campagne. Était-ce l'effet de la fumée s'en échappant ? Ou celui du brouillard en train de monter ? Toujours est-il que les lointains s'estompèrent et que le contour des choses avait perdu de sa netteté. J'enclenchai le répondeur du portable. Aucun message, aucune trace d'un appel manqué. À présent, c'était sûr. En dépit d'appels réitérés, il était impossible qu'à une heure pareille, quelqu'un pût venir me dépanner. J'en étais réduit à passer la nuit là.

Marcello avait terminé sa journée de travail et devait rejoindre sa famille. Il eut pitié de moi : « Signor, je ne vous chasse pas et vous confie les clés de la trattoria. Je reconnais qu'elle est peu confortable et n'offre qu'un modeste abri. Du moins pourrez-vous y passer la nuit en sécurité. En cas de fraîcheur,vous trouverez une couverture de laine. Cela devrait suffire en cette saison. Demain matin, je vous servirai le café. Vous serez ensuite promptement dépanné.»

Je n'avais pas la force de protester. À peine eus-je balbutié quelques mots de remerciements que mon hôte d'un soir avait déjà disparu. Je noyai mon désespoir dans le vin de Malvoisie qu'il avait eu l'imprudence (ou la malice ?) de laisser à ma portée et ne tardai pas à sombrer dans l'ivresse. Combien de temps dura cet état de torpeur éthylique ? Je l'ignore moi-même.

C'était aux environs de minuit. Je devais avoir une sacrée « gueule de bois », car mes idées étaient loin d'être claires lorsque j'ouvris les yeux. À la lueur de la pleine lune qui brillait de tout son éclat, je vis que le paysage avait changé. De la trattoria qui m'avait accueilli, je ne vis plus trace. En plein maquis, à l'emplacement qu'elle occupait, se trouvaient des chênes que je crus séculaires. Une masse claire occupait le coeur du boqueteau. Je distinguai dans la pénombre les contours d'un étrange édifice fait d'énormes blocs de pierre assemblés. Sa forme évoquait la carène inversée d'une nef. Je me levai en titubant, m'approchai. Une haute stèle cintrée, gravée de signes cabalistiques, barrait l'accès de ce qui me parut être une chambre sépulcrale. Aucun doute n'était possible : j'étais en présence d'une tombe de géants. Cette forme de sépulture trois fois millénaire intrigue les savants et comble d'aise les amateurs d'ésotérisme.

Une lente mélopée aux accents funèbres se fit entendre alentour. Des hommes étaient assemblés-là, leurs manteaux de bure à capuchons les faisaient ressembler à des moines. Occupés à scruter le ciel, ils ne se souciaient pas de ma présence. Ils considéraient avec angoisse le disque lunaire, en train de changer d'aspect. Sa teinte cendrée avait viré au rouge sang. Le bord avait déjà disparu, finement entaillé, comme on ôte une rognure d'ongle. L'infime croissant d'ombre allait s'amplifiant, jusqu'à envahir le disque entier, dont on devinait encore le contour obscur. Quelques minutes passèrent. Ce bref laps de temps me parut interminable. Une chouette ulula. Les chants avaient cessé. L'assistance retenait son souffle. Une rafale de vent glacial balaya le maquis, couvrant le bruissement des insectes dans l'herbe.

Puis plus rien. Le grand silence. On avait allumé des flambeaux. La lune était morte et le règne de l'horreur commençai. Je compris que ces hommes se livraient à un rite funèbre. Ils se rendirent à la tombe en procession, les plus robustes conjuguèrent leurs efforts pour ébranler la dalle en obturant l'entrée. À la lueur fuligineuse des torches, je discernais une forme ronde enveloppée dans un linceul : le cadavre de la lune. On l'enfouit dans le sépulcre béant, qui fut aussitôt refermé. Les torches s'éteignirent.

À l'instar de ce peuple étrange qui m'entourait, je crus la fin de monde arrivée.

Puis tout s'évanouit à mes yeux. J'étais plongé dans l'obscurité la plus complète. Alors, un furtif croissant reparut dans le ciel qui, progressivement, s'amplifia. C'était l'incroyable renaissance de l'astre lunaire. En quelque sorte, je vivais à rebours la scène précédent. Je ne saurais dire exactement ce qui se passa, du moins n'en gardé-je aucun souvenir précis. Je devais être plongé dans l'inconscience. À la fin de ce qui ce n'était qu'une éclipse, un phénomène somme toute banal, tout revint dans l'ordre. La guinguette de Marcello avait retrouvé sa place normale. Je m'emmitouflai dans ma couverture, attendant que le ciel enfin rosît à l'horizon .

J'entrevis un halo lumineux, très loin de moi. Cela me fit l'effet d'être les phares d'une voiture. Était-ce Dieu possible ? L'infime lueur d'espoir entrevue se fit à chaque instant plus réelle et palpable. J'entendais déjà le bruit d'un moteur qui, progressivement, s'amplifia. Le véhicule s'approchait de moi, sinuant au gré des méandres de la route. Il disparaissait par intermittence derrière une crête ou dos d'âne avant de réapparaître à mes yeux. Définitivement cette fois. J'entendis le crissement des pneus sur le gravier, le grincement des freins, le dernier hoquet du moteur quand on a coupé le contact, un joyeux « Buon giorno » lancé par la vitre ouverte, le bruit d'une portière qui claque. C'était Marcello qui revenait, accompagné d'un garagiste.

Pour lui, tout était simple, les Ave Maria que je n'avais cessé de réciter toute la nuit, selon sa recommandation, avaient produit l'effet escompté. Il commenta, non sans malice :

« Va bene ! Vous voyez-bien, Signor, qu'en ce pays, même les miracles finissent par se produire. Il suffit d'être un peu patient ! »

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